Éloge de la fragilité

Chaque semaine, découvrez les chroniques sur la vie au bureau réalisée par Sophie Peters. Anecdotes, conseils, expériences : pour sourire mais aussi mieux se sentir dans son job.

 

C'est LA valeur montante. Le cinéma, miroir de nos sociétés, en témoigne. Regardez Mickey Rourke dans « The Wrestler ». L'acteur est revenu de son enfer pour incarner un catcheur sur le déclin. Plus personne ne voulait travailler avec lui. Aucun producteur n'était prêt à miser un dollar sur cet ex-pur-sang du grand écran des années 1980. L'homme a mis plus de dix ans pour s'apprivoiser. Aujourd'hui, sa rédemption force le respect. À raison. Voici venu le temps des nouveaux héros. Avec la crise, il va y en avoir pas mal. De ceux capables de regarder en face leurs limites. Pas étonnant que les discours d'une Ségolène Royal ne rencontrent plus autant d'écho. La « bravitude » ne passe plus. Notre président désireux de remotiver les troupes à coups de pompe à vélo ne fait pas mieux non plus. Aujourd'hui, nous avons soif de partager nos désillusions.

 

C'est peut-être là que l'époque est la plus passionnante et la plus exigeante. Il va nous falloir être moins victorieux. Et partant, plus humain. Pas facile après des années de performance à tous crins dans un système qui continue à perdre pied. Je rencontre des managers épuisés, pris entre le marteau et l'enclume. D'un côté, ils doivent faire face à une hiérarchie qui entonne toujours le même refrain des résultats. Qui ne veut pas ou ne cherche pas à comprendre. Qui est elle-même prise dans la toile de ses vieux schémas et des comptes à rendre à l'actionnaire. De l'autre, ils sont appelés au secours par leurs équipes défaites après tant de batailles désormais impossibles à gagner. Tous disent ne plus avoir d'autres solutions que de laisser les premiers radoter et de tendre une oreille compatissante aux seconds. En agissant de la sorte, ils font pour eux-mêmes et leurs équipes l'expérience d'une nouvelle humanité.

 

priorité à la performance

 

Le philosophe Emmanuel Levinas a bien expliqué comment l'être vulnérable fait appel à notre responsabilité infinie à son égard. En déposant les armes, certains cadres d'entreprise sollicitent leur manager dans ce qu'il a de meilleur. Sauf qu'il n'est pas évident pour ce dernier de se laisser approcher ainsi et toucher, après des années de priorité absolue à la performance.

 

En ces temps troublés où chacun peut craquer, où il est dur de tenir la barre, il est plus nécessaire que jamais de créer un « ethos » d'équipe, un vivre-ensemble. Et seule la vulnérabilité partagée peut donner la force d'accepter les limites que nous n'avons pas voulu voir. De reconsidérer l'intérêt de la fragilité. « Elle est notre source cachée, le moteur de toute émotion et de toute beauté. Acceptons-la. Revendiquons-la. Soyons frêles mais souples. Et calmes devant l'inconnu », écrit Jean-Claude Carrière, dans « Fragilités ». À l'instar de l'écrivain, je sens, face aux explosions de violence et de désespoir promises par certains, l'importance de préserver notre fragilité et de sauver l'inutile. L'inutile, parce qu'il nous sauve du simple calcul productif, devenu maître du monde. La fragilité, parce qu'elle nous rapproche les uns des autres, alors que la force a suffisamment prouvé combien elle nous éloigne.
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