Grand flou autour du mégaprojet d’hydrogène vert de TotalEnergies et Engie

EXCLUSIF. Le vaste projet de production d’hydrogène vert Masshylia, porté par TotalEnergies et Engie, devrait être revu. Les premiers résultats délivrés par le fournisseur d’électrolyseurs, John Cockerill, n'auraient pas satisfait TotalEnergies, en raison notamment d’une gestion difficile de l’intermittence des énergies renouvelables. A ce stade, la plupart des constructeurs rencontrent des difficultés à passer à l’échelle.
Marine Godelier
(Crédits : Sarah Meyssonnier)

Annoncé en 2021 par TotalEnergies et Engie, le mégaprojet « Masshylia » doit déboucher sur le plus grand site de production d'hydrogène « vert » en France - le tout premier, même, à l'échelle industrielle. L'enjeu est majeur, alors que l'immense majorité de l'hydrogène disponible aujourd'hui provient des énergies fossiles, et que de nombreuses industries veulent avoir accès à la fameuse molécule décarbonée pour effectuer leur transition.

Seulement voilà : selon nos informations, le projet est à la peine. Le dossier a en effet atterri sur le bureau du ministre délégué à l'Industrie et l'Energie, Roland Lescure, afin qu'il puisse être réexaminé au plus vite, affirment à La Tribune plusieurs sources. Si le sujet est brûlant, c'est parce que Masshylia doit bientôt recevoir une aide d'Etat, validée l'an dernier par la Commission européenne.

Absorber l'intermittence de l'éolien et du solaire

Concrètement, le fournisseur d'électrolyseurs (ces engins qui extraient l'hydrogène de l'eau grâce à un courant électrique) sélectionné, le Belge John Cockerill, rencontrerait d'importants soucis opérationnels, à l'instar de nombreux autres constructeurs.

« Il y a un gros sujet de fiabilité du matériel. Les industriels rêvent de déployer rapidement des projets de plusieurs dizaines voire centaines de mégawatts (MW) [120 MW pour Masshylia, ndlr] mais la réalité du terrain les rattrape », pointe un expert du secteur.

En cause, notamment : des difficultés à gérer la variabilité de la production d'énergies renouvelables pour alimenter les machines, censées reposer principalement, pour Masshylia, sur des fermes solaires et éoliennes construites autour de la plateforme de La Mède, dans les Bouches-du-Rhône. Car ces installations ne fournissent de l'électricité qu'à certains moments, en fonction de la météo, contrairement au gaz ou au nucléaire, par exemple.

La filiale de John Cockerill en Chine, Cockerill Jingli, souffrirait ainsi d'un mauvais retour d'expérience sur le plus gros électrolyseur actuellement en service dans le monde (avec 250 MW), celui de Kuqa, en Chine. Tandis que l'entreprise a fourni un prototype de 120 MW (contre 80 MW pour Longi et 60 MW pour Peric, les deux autres constructeurs), chacun des trois équipementiers rencontrerait des problèmes techniques !

« Ils ont tous du mal à absorber l'intermittence des renouvelables. On se rend compte qu'on a besoin d'un approvisionnement en électricité assez constant ! Si bien qu'au global, l'électrolyseur ne fonctionne donc qu'à un tiers de sa puissance maximale », affirme une source industrielle ayant requis l'anonymat.

« La variabilité de la production entraîne un vieillissement des composants plus important que prévu. On observe aussi un comportement des fluides différent de celui qu'on voyait à petite échelle, ainsi que des densités de courant imprévues, des points chauds qui se créent, et un endommagement des membranes », liste un autre spécialiste du secteur.

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Discussions parfois difficiles

Résultat : l'électrolyseur s'approvisionne plus que prévu sur le réseau national d'électricité, alors qu'il devait seulement faire l'appoint à la marge. « Cela met à mal le « storytelling » comme quoi il suffirait d'installer un électrolyseur au pied d'une éolienne ou de panneaux solaires pour fabriquer de l'hydrogène vert », pointe un expert susnommé.

Pourtant, TotalEnergies et Engie nourrissent de grandes ambitions. Alors que Masshylia devait compter, dès 2024, un électrolyseur de 40 MW pour une production de 15 tonnes par jour d'hydrogène renouvelable, le projet a été retardé à 2026. Mais il a aussi été revu à la hausse, avec 120MW de capacités (24 modules de 5 MW) et 45 tonnes générées par jour dès la mise en service.

Or, au vu des difficultés observées en Chine, « John Cockerill se montre peu enclin à donner de telles garanties de production », affirme-t-on à La Tribune - une information cependant non confirmée par le principal intéressé. « Dans ces conditions, TotalEnergies se sent pieds et poings liés », assure un interlocuteur externe à l'entreprise mais intégré au projet. Selon une source très haut placée, la major n'était en effet pas entièrement satisfaite de la performance initiale proposée par le fournisseur. Malgré des « discussions parfois difficiles », les deux entreprises continuent néanmoins de travailler ensemble, mais prévoient de redéfinir le design et le format de Masshylia, ainsi que son prix en raison de surcoûts.

De so côté, TotalEnergies affirme que « le projet avance et les études se poursuivent pour définir le meilleur schéma industriel de production d'hydrogène bas carbone qui permette de fournir en continu les besoins de la bioraffinerie de La Mède ».

« Le projet suit son cours et ira à son terme. L'Etat est attentif avec toutes les parties prenantes au succès de ce prototype, étape clé pour la filière française », commente-t-on par ailleurs au cabinet de Roland Lescure.

Passer à l'échelle

John Cockerill est loin d'être le seul industriel à rencontrer des difficultés sur ses prototypes d'électrolyseurs. « Passer de 1 MW à 100 MW de capacité, ça ne revient pas à effectuer une simple multiplication. Comme pour toute innovation, mettre au point de gros électrolyseurs ne va pas se faire en un claquement de doigt, et c'est normal ! », souligne Ludovic Leroy, ingénieur énergie à IFP Training.

« Jusqu'à présent, nous sommes restés dans une approche très artisanale. Et force est de constater que les fournisseurs n'arrivent pas à fournir en quantités et en qualité les électrolyseurs. ThyssenKrupp a du mal, McPhy également », confiait il y a quelques semaines à La Tribune un cadre dirigeant d'un grand groupe français.

Récemment, Patrick Pouyanné s'était d'ailleurs montré très réservé sur l'essor rapide de l'hydrogène vert. Fin avril, il avait affirmé au Forum économique mondial à Ryad que celui-ci était à « un stade embryonnaire », et que la priorité devait être donnée aux biocarburants obtenus à partir de la biomasse pour réduire les émissions. En février, Engie avait quant à lui retardé de 2030 à 2035 son objectif de production d'énergie à base d'hydrogène décarboné.

Lire aussiLe patron de TotalEnergies ne croit pas au modèle économique de l'hydrogène vert

Marine Godelier

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Commentaires 7
à écrit le 25/05/2024 à 9:24
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Quand il y a trop d'électricité produite et le prix est négatif ou presque le mieux est de miner des bitcoins en couple avec des batteries.

le 25/05/2024 à 15:16
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"et le prix est négatif ou presque" négatif ça existe, presque négatif c'est combien ? 1 ou 2 ? Quand il n'y a pas assez de consommation la production ne peut être vendue en entier, mais si vous voulez miner des Btc, il faut des ordinateurs télécomma...

à écrit le 24/05/2024 à 23:07
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Il faut suspendre d'urgence toute nouvelle installation enr. Le réseau électrique européen est déjà en surproduction.

le 25/05/2024 à 15:25
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Quand l'EPR va produire, ça sera pire. :-) On chauffera à 20° et pas 19° en hiver. :-) Avec toutes les "wattures", les PAC à la place des chaudières gaz, la décarbonation d'industries, il va en falloir, du courant ! Au bon moment ! En Suède, ayant ...

à écrit le 24/05/2024 à 22:26
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Super, ils se rendent compte maintenant que l'énergie fournit sera intermittente. Y a pas qu'en maths qu'on a des génies. C'est peut-être lié au code du travail ou aux indemnités chômage...? Non, c'est la faute aux communistes Il me semble que la p...

le 25/05/2024 à 12:10
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L'idée était justement de résoudre le problème de l'intermittence de ces énergies en les utilisant pour produire de l'hydrogène. Comme annoncé par les spécialistes, cela ne fonctionne pas. Il est étonnant que les industriels n'en aient pas tenu compt...

à écrit le 24/05/2024 à 21:35
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Etonnant, car l'incompatibilité entre les électrolyseurs alcalins et la variabilité de la production des énergies renouvelables était déjà bien identifiée et d'ailleurs confirmée, comme mentionné, sur le terrain en Chine, avec 3 constructeurs différe...

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