« Cela prendra du temps », avait averti, en septembre 2020, Bruno Le Maire lors de la présentation de la stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène décarboné, dotée d'une enveloppe de 7 milliards d'euros, puis rallongée à 9 milliards. Objectif : bâtir une filière capable de produire en France de l'hydrogène par électrolyse de l'eau pour décarboner des pans entiers de l'industrie, et notamment des secteurs très émetteurs de CO2 comme la chimie et la sidérurgie, ainsi que la mobilité lourde. Celui qui était déjà ministre de l'Économie ne s'était pas trompé. Loin de là. Car, trois ans et demi après le coup d'envoi de cette stratégie, la filière reste encore largement au stade embryonnaire.
Selon le dernier baromètre du déploiement de l'hydrogène réalisé par l'association France Hydrogène, qu'a pu consulter La Tribune Dimanche en exclusivité, les capacités de production par électrolyse ne s'établissaient qu'à 30 mégawatts (MW) fin 2023. C'est certes une hausse de plus de 130 % par rapport à l'année précédente (13 MW), mais cela reste une goutte d'eau par rapport aux 6 500 MW que s'est fixé la France comme objectif pour 2030. Une falaise reste donc à gravir. Il s'agit pour la filière tricolore de multiplier par plus de 200 ses capacités de production en l'espace de sept ans seulement.
Retard à l'allumage
En élargissant le périmètre aux projets en construction et à ceux ayant reçu une décision finale d'investissement, l'étude comptabilise 300 MW de capacités sur le territoire tricolore. Ce qui place l'Hexagone au troisième rang à l'échelle européenne, derrière la Suède (1 397 MW) et l'Allemagne (567 MW), selon les données de l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Si ce volume est plus flatteur, il ne représente toutefois que moins de 5 % de l'objectif à atteindre. D'autant que ce portefeuille est alimenté en très grande partie par le projet d'électrolyseur géant d'Air Liquide en Normandie, d'une capacité de 200 MW. Or celui-ci ne devrait pas entrer en service avant 2026. Et, « pour l'heure, aucun autre projet de cette envergure n'a obtenu de décision finale d'investissement », relève Philippe Boucly, coprésident de France Hydrogène. Selon plusieurs observateurs, la filière ne devrait donc pas décoller avant 2026-2027. De quoi faire peser un sérieux doute sur la capacité de la France à tenir son objectif de 2030.
Plusieurs éléments expliquent ce retard à l'allumage. Les producteurs d'hydrogène sont restés de longs mois dans un flou réglementaire au niveau européen. Tous déplorent également les lenteurs administratives de Bruxelles conduisant à des délais d'instruction particulièrement longs des projets souhaitant bénéficier d'aides d'État. Les énergéticiens pointent aussi du doigt des problèmes de fiabilité des électrolyseurs, les outils de production au cœur de cette nouvelle économie.
Mais au-delà de ces quelques freins, le grand blocage réside surtout du côté de la demande... ou plutôt de l'absence de demande. « Le sujet, c'est vraiment de trouver des clients qui sont prêts à payer les surcoûts de cet hydrogène plus vertueux, mais qui est en général plus cher », confiait récemment un haut cadre dirigeant d'une entreprise du secteur, contraint de réduire le volume de son portefeuille de projets. De fait, les industriels, comme les aciéristes par exemple, restent très frileux à l'idée de s'engager dans la durée sur des volumes d'hydrogène propre, dont le prix reste deux à trois fois supérieur à l'hydrogène gris, fabriqué à partir d'énergies fossiles. Nombre de projets restent donc au stade de l'étude de faisabilité.
« Sans parité avec l'hydrogène gris, les entreprises ne s'engageront pas, assure Philippe Boucly. La clé de tout ça, c'est le coût de l'électricité et la visibilité. » Et pour cause, le procédé d'électrolyse consiste à casser une molécule d'eau à l'aide d'un courant électrique, qui représente ainsi entre 70 et 80 % du prix de revient de l'hydrogène décarboné.
300 projets dans les cartons
Selon Philippe Boucly, la production de cette minuscule molécule ne pourra se maintenir dans l'Hexagone que si les producteurs bénéficient d'une électricité à 40 euros du mégawattheure grâce à des contrats d'approvisionnement de dix à quinze ans. Un niveau de prix largement en deçà des 70 euros que l'accord entre EDF et son actionnaire unique, l'État, est censé garantir à partir de 2026.
Pour parvenir à convaincre EDF, France Hydrogène s'est rapprochée de Philippe Darmayan, ex-président d'Arcelor Mittal France, lequel connaît très bien cette problématique, puisqu'il s'était vu confier par le gouvernement la réalisation d'un rapport sur les contrats d'approvisionnement d'électricité de long terme pour les industries électro-intensives. Pour l'heure, les négociations n'ont pas véritablement commencé, alors « qu'il y a urgence », alerte Philippe Boucly : « On a 300 projets dans les cartons [qui pourraient potentiellement représenter plus de 10 GW de capacités] et les entreprises ne peuvent pas prendre de décision. Or la France a tous les atouts pour réussir cette révolution. Nous avons des acteurs sur toute la chaîne de valeur », souligne-t-il. En attendant de réellement décoller, la filière fera la démonstration de ce savoir-faire lors du salon Hyvolution, qui ouvrira ses portes mardi à Paris.
6 500 MW L'objectif de capacités de production d'hydrogène par électrolyse que s'est fixé la France à l'horizon 2030. 30 MW Les capacités de production d'hydrogène par électrolyse en service en France fin 2023. 300 MW Les capacités d'électrolyse correspondant aux projets déjà opérationnels, en construction ou ayant reçu une décision finale d'investissement fin 2023 en France. 1 397 MW Les capacités d'électrolyse correspondant aux projets déjà opérationnels, en construction ou ayant reçu une décision finale d'investissement, fin 2023 en Suède. 4,5 GW Les capacités d'électrolyse au stade de l'étude de faisabilité recensées fin 2023 en France.Hydrogène, vous avez dit hydrogène ?
Sujets les + commentés