Nucléaire : des sous-traitants dénoncent les pratiques agressives de Framatome pour débaucher leurs employés

S’il existe des accords au sein de la filière nucléaire, certains sous-traitants voient toutefois leurs meilleurs éléments partir peu à peu vers les grands donneurs d’ordre aux conditions « imbattables » pour les TPE-PME. Une tendance qui les met en grande difficulté. Enquête.
Si la région Bourgogne-Franche-Comté ne compte aucune centrale nucléaire, une grande partie des composants y sont fabriqués.
Si la région Bourgogne-Franche-Comté ne compte aucune centrale nucléaire, une grande partie des composants y sont fabriqués. (Crédits : Framatome)

« Nous avons toutes les cartes pour être la grande région du nucléaire français ! », s'exprimait Sébastien Martin, président du Grand Chalon, à la suite d'un reportage chez Framatome diffusé sur TF1. Si la région Bourgogne-Franche-Comté ne compte aucune centrale nucléaire, une grande partie des composants y sont fabriqués. A tel point que la filière représente 12.000 emplois pour 200 entreprises installées dans la région. Mais seule une grande diversité d'acteurs se partagent le gâteau. Il s'agit des grands donneurs d'ordre comme Framatome, General Electric, ou encore le CEA de Valduc et EDF, et son tissu dense des sous-traitants. Symbole du poids du nucléaire de la région, c'est à Belfort qu'Emmanuel Macron a annoncé le plan de relance de l'atome en France en février 2022, avec une commande de six nouveaux réacteurs EPR 2 assortie de huit autres en option.

Pas de discussion, pas d'armes !

Cette commande gouvernementale a insufflé une nouvelle dynamique pour la filière nucléaire, notamment pour Framatome, en Saône-et-Loire. Elle entraîne derrière elle tout le tissu économique local et a un impact positif sur le territoire : commandes aux fournisseurs, emplois induits, installation de jeunes et de familles sur le territoire. Toutefois, sur le terrain, la pénurie de main d'œuvre est réelle et la bataille des recrutements fait rage entre les entreprises. Par exemple, Framatome qui possède trois sites dans la région, et qui est l'un des plus grands employeurs de Chalon-sur-Saône, a annoncé 500 recrutements en 2023 et autant en 2024.

De quoi faire pâlir les sous-traitants qui eux-mêmes doivent recruter des postes similaires afin de répondre aux commandes des donneurs d'ordre. Car, même si Framatome assure diversifier ses sources en termes de recrutements (reconversion, alternants, jeunes diplômés), les besoins en compétences sont si importants que certains salariés des petites entreprises sont tentés de partir à la concurrence, attirés par des offres alléchantes. Deux sous-traitants de la région, Fluidexpert et Moules et Outillages de Bourgogne, en ont fait les frais et ont accepté de témoigner. Tous deux ont vu partir chez Framatome, entre trois et quatre salariés, rien que sur l'année 2023. Un nombre significatif au regard des effectifs de ces entreprises, compris entre 20 et 50 personnes.

Fluidexpert, située dans la zone Saôneor, près de Chalon-sur-Saône, est une PME qui réalise 10 millions d'euros de chiffre d'affaires et emploie 45 salariés. Celle-ci est très active dans le secteur du nucléaire, en particulier pour EDF. Plus de 35% de son activité sont consacrés à ce secteur en pleine croissance. Fluidexpert se considère comme un petit fournisseur de Framatome, au regard de son portefeuille de clients.

« Le dernier salarié qui est parti cette année chez Framatome était un tuyauteur. Ensuite, nous avons eu deux chargés d'affaires dont celui qui s'occupait du secteur nucléaire. L'autre chargé d'affaires était plus polyvalent et cela faisait quinze ans qu'il était chez nous », constate Lionel Renier, président de Fluidexpert.

Sur les trois dernières années, il y a, a minima, deux personnes de plus qui sont partis chez le grand donneur d'ordre. Et, il pourrait y en avoir d'autres : « Le problème c'est que je sais que d'autres personnes dans mon entreprise ont passé des entretiens chez eux », s'inquiète le chef d'entreprise, qui craint d'autres départs.

Il faut dire que face aux conditions proposées par Framatome, aucune petite entreprise ne pourra s'aligner. « Il n'y a même pas de discussion possible, il n'y a pas d'armes pour riposter! », se désole Lionel Renier. « Celui qui vient de se faire débaucher dernièrement double son salaire. Imaginez, pour nous, si nous accordons une augmentation de 20%, c'est déjà énorme ! Alors 100%... », déplore-t-il.

Si Fluidexpert n'est pas un fournisseur important de Framatome, ce type de pratiques déstabilise toutefois la PME qui peine à retrouver des compétences sur le marché du secteur nucléaire, sachant que l'entreprise n'envisage pas de sous-traiter pour pallier ses « pertes humaines ».

« Nous ne pouvons pas sous-traiter dans le nucléaire car c'est un secteur compliqué. Il y a des réglementations et beaucoup de procédures administratives à respecter. Nous devons conserver le savoir-faire », précise Lionel Renier.

« La situation actuelle est tendue parce que nous devons assurer la même charge de travail, voire davantage, avec moins de personnel. Il faut réussir à trouver un équilibre pour conserver de bonnes conditions de travail auprès de nos salariés, tout en leur demandant de fournir un effort supplémentaire », explique le dirigeant.

Ce dernier dénonce également des pratiques internes chez Framatome qui, selon lui, « offriraient des primes à leur personnel pour débaucher des salariés dans d'autres entreprises ». Selon Lionel Renier, « les salariés toucheraient 1.500 euros à chaque personne qui signe un nouveau contrat chez Framatome », déclare le chef d'entreprise. « C'est anti-professionnel, à la limite de la légalité ! », s'indigne-t-il.

Une pratique qui serait courante dans la plupart des grands groupes. De son côté, Framatome, confirme avoir mis en place depuis plusieurs années, un dispositif de cooptation récompensant les salariés ayant mis en relation un de leurs proches avec une offre d'emploi Framatome. « Les recrutements par cooptation représentent environ 10 % de nos recrutements annuels et visent notamment à féminiser nos métiers techniques et à augmenter le nombre de candidatures sur les métiers pénuriques. Cette prime est versée uniquement à l'issue de la période d'essai du nouvel embauché », précise Audrey Boillot, responsable recrutement chez Framatome.

Moules et Outillages de Bourgogne, basé à Fragnes-la-Loyère, en Saône-et-Loire, a vu 10% de son effectif, principalement sur des techniciens d'usinage, et de commande numérique, partir chez ce grand donneur d'ordre.

Moules et Outillages de Bourgogne, a vu 10% de son effectif partir chez Framatome.

« Un aspirateur à compétences »

L'autre PME qui a accepté de témoigner n'est pas un sous-traitant direct de Framatome, mais travaille dans l'industrie. Il s'agit de Moules et Outillages de Bourgogne, basé à Fragnes-la-Loyère, en Saône-et-Loire. L'entreprise a vu 10% de son effectif, principalement sur des techniciens d'usinage, et de commande numérique, partir chez ce grand donneur d'ordre. Deux ont quitté l'entreprise au printemps dernier, et un au mois d'octobre. « Dans une PME d'une vingtaine de personnes, tous les postes sont stratégiques, on ne remplace pas les gens du jour au lendemain ! », témoigne Jean Patenet, président de Moules et Outillages de Bourgogne, également président Industrie de la Cpme71.

 « Il faut trouver les personnes, les former. Nous perdons en compétences et en capacité de production. Cela nous met en difficulté par rapport à nos clients », poursuit-il.

Contrairement à Fluidexpert, Moules et Outillages de Bourgogne qui n'est pas dans le secteur du nucléaire très réglementé, a envisagé de sous-traiter à d'autres entreprises. Toutefois, cette solution n'est pas non plus sans conséquence... « Nous perdons en rentabilité car on ne dirige pas de la même façon quand on produit en interne ou à l'extérieur. Cela nous coûte plus cher. On ne maîtrise pas les délais, ni la qualité, cela nous met en difficulté », souligne le dirigeant. Même si Moules et Outillages de Bourgogne n'est pas sur le même marché, Framatome propose des conditions que la PME ne peut pas suivre, que ce soient en termes social (13e mois, intéressement, CE, etc...), ou en termes de salaire. « Je comprends que des salariés soient attirés. Framatome est un véritable aspirateur à compétences ! », constate impuissant le chef d'entreprise.

Des accords au sein de la filière ?

Au sein de la filière nucléaire, des accords existent pour favoriser l'acquisition de compétences. Par exemple, « nous faisons en sorte de ne pas recruter chez un partenaire, un salarié qui aurait moins de deux ans d'ancienneté », assure Audrey Boillot. « Les mobilités entre entreprises font l'objet de discussions au sein des adhérents du Gifen (le syndicat professionnel de l'industrie nucléaire française) et ne sont pas toujours acceptées, même si le candidat souhaite bouger », affirme la responsable recrutement de Framatome. Toutefois, le marché du travail reste libre et le Gifen ne peut imposer des règles fermes à ses adhérents. « Depuis que le besoin en recrutement dans la filière nucléaire s'est fortement accru, le débauchage entre entreprises est un véritable sujet qui préoccupent de nombreux adhérents », constate Christophe Neugnot, directeur de la communication et des relations institutionnelles au sein du Gifen. « Notre rôle est de veiller à l'intérêt de toute la filière du nucléaire. Aussi nous travaillons sur un référentiel de bonnes pratiques auquel pourraient souscrire nos adhérents afin de respecter des pratiques éthiques », poursuit-il.

La CPME 71 souhaite également proposer un accord entre les TPE/PME et les grands groupes. « L'idée serait que les TPE/PME forment deux alternants sur une durée déterminée au préalable, avec dès le départ, un jeune qui souhaite rester dans la TPE/PME et un autre qui souhaite travailler dans un grand groupe. A la fin de la formation, l'un des deux partirait chez Framatome, par exemple, qui en retour, verserait une indemnité de formation à la PME », explique Clarisse Maillet. Une solution qui a émergée notamment à la suite d'une mauvaise expérience vécue par une entreprise adhérente. « Une TPE nous a rapporté qu'elle avait pris en formation une personne pour son compte dans l'esprit de la sous-traitance. Framatome vient en visite dans l'entreprise, il y a un mois et demi, pour faire un point sur les plans. Le donneur d'ordre discute avec la personne qui s'occupe des moules. Étonnamment, une semaine après cette personne reçoit une offre de Framatome à 1,8 fois le salaire qu'il est payé dans la TPE/PME... », témoigne Damien-Marie Giraud, secrétaire général de la CPME 71.

Framatome mise aussi sur la reconversion professionnelle, les alternants et les jeunes diplômés

De son côté, Framatome réfute tout débauchage agressif.

« Nous ne pratiquons pas ce type de recrutement. Cependant, évidemment, nous publions nos offres et nous ne pouvons pas empêcher un salarié d'une PME du secteur, de postuler », souligne Audrey Boillot responsable recrutement chez Framatome.

Au sein de la filière nucléaire, des accords existent pour favoriser l'acquisition de compétences. Par exemple, « nous faisons en sorte de ne pas recruter chez un partenaire, un salarié qui aurait moins de deux ans d'ancienneté », assure Audrey Boillot.

« Les mobilités entre entreprises font l'objet de discussions au sein des adhérents du Gifen (le syndicat professionnel de l'industrie nucléaire française) et ne sont pas toujours acceptées, même si le candidat souhaite bouger », affirme la responsable recrutement de Framatome.

Afin d'élargir son spectre de candidats, la multinationale a développé plusieurs centres de formation tels qu'une école de soudage, une école de contrôle non destructif, l'Inspection Academy de Framatome à Saint-Marcel, qui est la première école au monde à former et diplômer des inspecteurs qualité-industrie nucléaire. Toutes ces entités forment la « Framatome Academy ».

« Les contrats de qualification paritaire de la métallurgie (CQPM) sont notre réponse. Ils permettent d'accompagner des personnes en reconversion professionnelle, afin de ne pas nous reposer uniquement sur des salariés qui travaillent déjà dans les PME du secteur, ou sur les écoles qui ne formeraient pas suffisamment de nouveaux candidats », souligne Audrey Boillot.

Par exemple, en 2023, une trentaine de personnes ont été formées sur le site de Saint-Marcel sur des métiers clés, via le dispositif CQPM, en partenariat avec l'IUMM de Bourgogne.

D'autres solutions sont développées par Framatome comme le recrutement après alternance et le recrutement de jeunes diplômés. « La solution de l'alternance est de plus en plus envisagée, et comme l'objectif final est d'embaucher en CDI, nous avons appelé cela des « visas CDI », explique Audrey Boillot. « Cela représente plus de 5% de notre effectif sur chaque site », précise-t-elle. Framatome veut aussi séduire les jeunes dès leur orientation scolaire. Pour ce faire, la multinationale participe de plus en plus à des évènements en faveur des métiers de l'industrie, tels que « Viva Factory », en septembre dernier, à Chalon-sur-Saône, ou encore à la Nuit de l'orientation organisée par la CCI le 8 décembre. « L'idée est de démontrer aux jeunes que l'industrie peut donner lieu à de belles carrières », souligne Audrey Boillot.

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Commentaires 6
à écrit le 13/12/2023 à 18:24
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Je ne comprends pas ce monsieur il vit dans un pays libéral ou administré économiquement par l état ? Ben faut savoir ou on est liberal avec tout ce que ça implique en concurrence et mobilité professionnelle ou on est des fonctionnaires dans des pe...

à écrit le 13/12/2023 à 18:17
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Je ne comprends pas ce les monsieur il vit dans un pays libéral oui administré économiquement par l état ? Ben faut savoir ou on est liberal avec tout ce que ça implique en concurrence et mobilité professionnelle ou on est des fonctionnaires dans de...

à écrit le 13/12/2023 à 11:56
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Dans la mesure ou la plus grosse partie des marchés sont entre les mains des entrprises du CAC 40, donneur d'ordre, donc vous comprenez mieux par le biais d'un mode fonctionnement stato financier qui leur permet la sous traitance comme définition du ...

le 17/12/2023 à 18:29
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Fjj

à écrit le 13/12/2023 à 10:39
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On découvre tout à coup que ce sont les salariés qui créé de la valeur. Les "investisseurs" semblent ne plus être les maitres de l'avenir économique de notre industrie.

à écrit le 13/12/2023 à 9:00
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Un classique des gros en néolibéralisme, au lieu de chercher les talents soi même, de les former soi-même, parce qu'ils en sont tout simplement incapables, ne savent plus faire, ne veulent plus faire, au lieu d'en faire de fidèles et bons employés on...

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