Nucléaire : la France s'attaque au sujet brûlant des financements internationaux

A l’occasion d’un sommet inédit autour de l’atome civil rassemblant demain une cinquantaine d’Etats, la France entend s'attaquer à la question des financements internationaux, aujourd'hui quasiment inexistants. Elle entend plus particulièrement cibler la Banque européenne d’investissement et la Banque mondiale, historiquement opposée au financement du nucléaire.
Juliette Raynal
(Crédits : Wikimedia Commons)

Des centaines de milliards d'euros. Voici l'ordre de grandeur des investissements nécessaires afin de tripler les capacités nucléaires installées dans le monde à l'horizon 2050, comme s'est engagée à le faire une vingtaine de pays il y a trois mois lors de la COP28 de Dubaï, la dernière conférence internationale sur le climat. Pour sécuriser ces montants vertigineux, le recours aux institutions financières internationales sera indispensable, estime Paris. Et c'est justement l'un des principaux messages que tentera de faire passer Emmanuel Macron demain à Bruxelles lors du premier sommet international sur l'énergie nucléaire, organisé par le Premier ministre Belge avec l'aide de l'Association internationale de l'énergie atomique (AIEA).

Ce grand raout, inédit dans l'histoire de l'atome civil, réunira une cinquantaine de pays. 25 chefs d'Etat et de gouvernement feront le déplacement aux côtés de 25 autres ministres. Entreprises, autorités de sûreté et instituts de recherche seront également présents. La délégation américaine sera la plus importante, devant la délégation française. A cette occasion, plusieurs accords de coopération autour des défis industriels, de recherche, de sûreté et de formation devraient être annoncés, a fait savoir l'Elysée à la presse ce mercredi.

Mais le principal enjeu pour Paris relèvera de la question du financement. « Construire un programme nucléaire est extrêmement coûteux. Au-delà des coopérations industrielles et technologiques, il est important que les banques de développement proposent une offre de financement des programmes nucléaires (...), qui se chiffrent [chacun, ndlr] en dizaines de milliards d'euros », a exposé l'entourage du chef de l'Etat français. « Nous voulons pousser les banques de développement (...) à soutenir de manière plus ambitieuse le renouveau du nucléaire », insiste-t-on.

Le point le plus sensible et le plus important de la relance

« C'est le point le plus sensible et le plus important de la relance du nucléaire car cette industrie a de grandes difficultés à obtenir des financements », commente Teva Meyer, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de la géopolitique du nucléaire civil.

Et pour cause, une centrale est un objet très complexe à financer. D'abord, parce que l'investissement initial représente près de 80% de son coût de production, contre 30% pour une centrale à gaz, par exemple. « Si vous êtes un investisseur privé, il faut donc attendre très longtemps avant d'obtenir les premiers retours sur investissement », pointe le chercheur. Ensuite, c'est un investissement risqué compte tenu des retards et des dérapages budgétaires inhérents à ces chantiers d'envergure. Enfin, l'investisseur privé n'est pas certain d'obtenir des revenus intéressants « car les cours de l'électricité ne favorisent pas le prix de l'électricité nucléaire », souligne Teva Meyer.

Dans ce contexte, des financements publics internationaux apparaissent donc comme indispensables. Mais bien souvent « les banques multilatérales, dont la Banque mondiale, ont pour position de principe de ne pas financer le nucléaire », relève le chercheur. « La BEI, elle, n'a pas de position de principe contre le nucléaire, mais pour accepter un tel financement elle doit avoir l'aval de tous ses membres. Or, l'Allemagne, l'Autriche et le Luxembourg y sont farouchement opposés », rappelle-t-il. La grande frilosité des banques de développement à l'égard de l'énergie atomique s'expliquerait aussi par le manque de coopération avec l'AIEA dans les pays en développement et émergents sur les grands principes directeurs en matière de sûreté et de sécurité, estime l'Elysée.

Ce n'est pas la première fois que Paris pose le sujet sur la table. En septembre dernier, déjà, Agnès Pannier-Runacher, alors ministre de la Transition énergétique, avait lancé un appel similaire lors d'une grande réunion sur le nucléaire rassemblant une vingtaine de ministres de pays membres de l'OCDE. Elle avait enjoint les banques multilatérales de développement, les institutions financières internationales et les organisations régionales, dont l'Union européenne, à la mobilisation.

Convaincre les gouverneurs des banques multilatérales

Cette fois-ci, Paris entend cibler plus particulièrement son action auprès de la Banque mondiale, de la Banque européenne d'investissement (BEI) et de la Banque asiatique de développement. Nous avons pour « ambition de leur demander de renforcer considérablement leur offre de financement en la matière et de lancer des discussions techniques », a précisé l'Elysée.

Demain à Bruxelles, Emmanuel Macron, accompagné du ministre de l'Industrie et de l'Energie Roland Lescure, espère ainsi « réunir un maximum de pays pour écrire aux gouverneurs des banques multilatérales » afin de « lancer un processus de discussions ». « Le sommet va permettre de donner une forte impulsion », veut croire l'Elysée. D'autres étapes clefs pourraient marquer ces négociations, notamment la prochaine assemblée générale de la Banque mondiale, prévue en avril, explique-t-on.

La tâche s'annonce toutefois très complexe. A l'échelle de la BEI, « tant que la règle du consensus demeure, ce sera très compliqué », estime Teva Meyer. Quant à la Banque mondiale, « il ne faut pas oublier que le nucléaire civil concerne un nombre réduit de pays à l'échelle internationale », pointe le chercheur. Or, « les capacités de financements ne sont pas infinies donc certains pays n'ont pas forcément un intérêt à pousser la Banque mondiale dans ce sens », estime-t-il.

Des ouvertures possibles

Plusieurs ouvertures demeurent néanmoins possibles. D'abord, l'espagnole Nadia Calviño, moins fermée sur la question, a récemment succédé à l'allemand Werner Hoyer à la présidence de la BEI. Ensuite, plusieurs observateurs estiment qu'il serait envisageable d'obtenir un consensus européen sur le financement de plus petits projets nucléaires, comme les petits réacteurs modulaires (SMR) et les réacteurs modulaires avancés (AMR) ainsi que les outils industriels liés au cycle du combustible, afin notamment de mettre fin à la dépendance européenne vis-à-vis de la Russie en matière d'uranium enrichi.

Paris pourrait d'ailleurs s'appuyer sur le contexte géopolitique actuel et les enjeux de souveraineté pour convaincre les pays occidentaux. La Russie est, en effet, aujourd'hui le seul pays exportateur au monde de réacteurs nucléaires. Et sa principale force de frappe repose justement sur les facilités de financements qu'elle offre aux pays prospects. La Chine, certes aujourd'hui concentrée sur son marché domestique, usera sans aucun doute des mêmes ressorts pour se développer à l'export.

En marge de ce sommet, une coalition d'ONG opposées au nucléaire, dont Greenpeace, organise une manifestation de protestation à proximité de l'événement. Elles fustigent la lenteur des projets nucléaires au regard de l'urgence climatique, leurs coûts, mais aussi les dangers associés pour « la santé, la sécurité et l'environnement ».

En France, l'épineuse question du financement est loin d'être tranchée

Selon nos informations, le casse-tête du financement des nouveaux réacteurs atomiques d'EDF (les fameux 6 voire 14 réacteurs EPR voulus par le gouvernement) n'a toujours pas été abordé en Conseil de politique nucléaire. Or, le temps presse : alors que la prochaine réunion n'aura pas lieu avant l'automne, le « schéma de régulation et de financement devra être précisé d'ici à fin 2024, pour que l'entreprise [EDF, ndlr] puisse prendre formellement sa décision d'investissement », avait précisé le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, en juillet dernier.

Et pour cause, il s'agit là de répondre à une question épineuse mais cruciale : qui de l'Etat, du consommateur ou d'EDF assumera les frais de la construction des six réacteurs EPR voulus par le gouvernement, évalués à 51,7 milliards d'euros hors coût de financement, voire 67,4 milliards d'euros, selon des nouvelles estimations d'EDF révélées par Les Echos ?

D'après des scénarios évalués par l'ONG anti-nucléaire Greenpeace, publiés hier, la facture pourrait même dépasser les 100 milliards d'euros en incluant les frais financiers, pour un coût de production de l'électricité situé entre 135 et 176 euros le mégawattheure (MWh).

Juliette Raynal

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Commentaires 16
à écrit le 21/03/2024 à 20:12
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Les 6 EPR2 (et non pas 14) vont coûter une centaine de milliards (67 mds actuellement contre 53 l'année dernière, ...). Ce modèle de réacteur n'a jamais été construit auparavant (comme l'EPR de Flamanville). On est donc presque certain (à 98%) qu'on ...

à écrit le 21/03/2024 à 13:24
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La BEI a financé le nucléaire, notamment français et Belge, mais en tant qu’agent d’Euratom, qui existe toujours, et donc, on peut parfaitement reprendre cela.

à écrit le 21/03/2024 à 9:16
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Cette question de financement de notre couverture de nos besoins d’énergie décarbonnée est une excellente opportunité de revoir, poste à poste, les gâchis d’argent phénoménal des sommes ahurissantes du Ministère de la transition.. Sur les 40 milliard...

à écrit le 21/03/2024 à 8:02
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Bon, ça prends bonne tournure. Les lobbys gaziers écologistes d’EELV sont remis à leur place, on va avoir une énergie decarbonnée abondante et bon marché. Les fariboles sur la compétitivité des ENR sont debunkés, l’absence de production pendant de lo...

le 21/03/2024 à 14:12
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les ENR representent 60% de l electricite produite en allemagne en 2023 !!!! les investissements dans les EnR representent le double des investissements dans les energies fossiles en 2023 !!!

à écrit le 21/03/2024 à 5:28
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Il faut commencer par ne pas opter pour l'EPR qui est une ruine et reprendre les centrales qui nous ont fourni de l'électricité depuis 50 ans sans problèmes majeurs !!!!!

à écrit le 21/03/2024 à 3:38
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La filière française EPR étant un fiasco tant technologique que budgétaire je ne suis pas certain que la France soit en mesure de réclamer aux institutions financières internationales de parier sur elle. C'est triste à dire mais Emmanuel Matamore ne...

à écrit le 21/03/2024 à 3:34
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La filliere

à écrit le 20/03/2024 à 20:23
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C'est irrelevant ce qu'on dit contre la nucléaire n'est-ce pas. Ou contre la plastique. Ou contre les pesticides. Ou contre les pertubateurs endocriniens. Ou contre l'extinction des insectes. Ou l'arrêt programme de l'AMOC. Ou contre les guerres. Ou ...

le 21/03/2024 à 19:41
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Je suis d'accord avec ça. Je leur envoie un mail immédiatement.

à écrit le 20/03/2024 à 20:18
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Et il ne faut pas oublier qu'il va falloir trouver de l'argent pour financer la centrale nucléaire du port de Marseille. Pour le nom, le gouvernement hésite entre "J'assume" et "La sardine"

à écrit le 20/03/2024 à 19:57
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La France toujours dans la course à la fusion monétaire ou comment cramer le max de pognon pour étudier le plasma économique...

à écrit le 20/03/2024 à 19:23
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quand l affaire est rentable, les investisseurs se bousculent au portillon. Si ce n est pas le cas ( içi ,le nucleaire) c est k l affaire est pas trop rentable. .............Il ne reste plus que le contribuable français.....( c est le cas de hinkley ...

le 21/03/2024 à 8:03
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Greenpeace est discrédité, il faudra trouver autre chose.

le 21/03/2024 à 17:53
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C'est sûr que face à des installations éoliennes et solaires rémunérés au prix fort par le contribuable sur 20 ans, l'investissement dans le nucléaire ne peut qu'apparaître risqué à nos amis financiers qui sont les premiers à chanter les louanges des...

à écrit le 20/03/2024 à 19:11
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Le Land allemand de Bavière, pro-nucléaire, souhaitait conserver ses centrales nucléaires. Mais le gouvernement fédéral a obligé à les fermer. Je pense que le Land de Bavière serait intéressé à prendre une participation significative (25% , 33%) da...

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