L'invasion russe de l'Ukraine, il y a quasiment deux ans jour pour jour, a mis sur le devant de la scène la forte dépendance européenne à Moscou pour son approvisionnement en gaz naturel. A tel point qu'elle a relégué au second plan une autre dépendance énergétique, beaucoup moins connue du grand public : la dépendance européenne à l'industrie nucléaire russe, et en particulier au géant Rosatom, pour faire tourner ses centrales atomiques. « Selon les données d'Euratom (la Communauté européenne de l'énergie atomique, un organisme public européen chargé de coordonner les programmes de recherche sur l'énergie nucléaire, Ndlr), entre 25 et 30% des centrales nucléaires en Europe dépendent de la Russie », rappelle ainsi Teva Meyer, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de la géopolitique du nucléaire civil.
Moins médiatisée, cette vulnérabilité est cependant plus sournoise car extrêmement difficile à compenser à court ou moyen terme. En effet, alors que le Vieux Continent s'est rapidement et largement tourné vers le Gaz naturel liquéfié (GNL) pour amoindrir son exposition au gaz russe acheminé par pipelines, se défaire du poids stratégique que revêt la Russie dans le nucléaire européen sera bien plus long au regard de la complexité de la chaîne de valeur. Résultat : alors qu'elle en est à son treizième paquet de sanctions contre la Russie, Bruxelles a toujours renoncé à sanctionner le nucléaire russe et l'entreprise publique Rosatom continue de commercer avec les Etats membres de l'Union européenne malgré le conflit en cours.
Une dépendance qui n'aurait pas dû voir le jour
Les données compilées en février 2023 par le Royal United Services Institute, un groupe de réflexion britannique, montraient ainsi que les achats de combustibles et de technologies nucléaires russes par l'UE avaient atteint, en 2022, leur plus haut niveau depuis trois ans.
« Ces données doivent toutefois être prises avec des pincettes, car il est possible d'acheter à Rosatom l'équivalent de trois années de consommation au cours d'une seule année », explique Teva Meyer.
Autrement dit, il est probable que ces volumes traduisent la constitution de réserves par les pays européens dans la crainte de potentielles ruptures orchestrées par le Kremlin.
Pourtant, en théorie, une telle dépendance n'aurait pas dû voir le jour. En effet, le droit européen avait mis en place un système de quotas dès 1994. « La déclaration de Corfou stipule qu'un État membre ne doit pas avoir plus de 20% de son combustible nucléaire provenant d'un pays de l'ex-URSS, rappelle Teva Meyer. Mais ce traité n'a jamais été respecté », ajoute-t-il. De quoi laisser toute la place aux ambitions de Rosatom.
Cette dépendance s'explique tout d'abord par le poids de la Russie dans les différentes étapes de la chaîne de valeur du combustible. Pour rappel, l'uranium naturel est d'abord extrait dans des mines, mais il doit ensuite être converti et enrichi avant de pouvoir être assemblé en combustibles.
« Les étapes de conversion et d'enrichissement vont toujours de pair, car cela coûterait trop cher de transporter de l'uranium converti pour l'enrichir dans un lieu différent », précise le spécialiste. « Or, de nombreuses usines de conversion ont fermé au cours des 15 dernières années, notamment outre-Atlantique. Ce qui fait que la Russie a pris une position dominante sur le marché de l'enrichissement », retrace-t-il.
Rosatom, poids lourd du marché de l'enrichissement
Sur ce segment, Rosatom revendique environ 30% de parts de marché sur le Vieux continent. Mais ce pourcentage cache des niveaux de dépendance extrêmement disparates d'un Etat membre à un autre. « En Espagne c'est plutôt 30%, en France entre 5 et 15% selon les années, tandis que du côté de la Hongrie c'est quasiment 100% », détaille Teva Meyer.
La nouvelle donne géopolitique a néanmoins provoqué un sursaut chez les Européens. Les enrichisseurs, comme le français Orano et l'anglo-germano-néerlandais Urenco, qui n'avaient pas amélioré leurs outils de production depuis des années en raison d'un manque de rentabilité, ambitionnent de gonfler leurs capacités respectives. Le conseil d'administration du groupe tricolore a ainsi acté à l'automne dernier une augmentation de 30% des capacités de son usine d'enrichissement située à Tricastin, à cheval sur les départements de la Drôme et du Vaucluse. Montant prévisionnel de l'investissement : 1,7 milliard d'euros.
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De son côté, Urenco prévoit d'augmenter légèrement la capacité de production de chacune de ses quatre usines, situées au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas et au Nouveau-Mexique (Etats-Unis). Toutefois, l'entreprise étant gérée par trois gouvernements différents, les prises de décision sont plus difficiles. « L'enjeu principal pour ces enrichisseurs, c'était d'avoir la certitude qu'une fois la guerre en Ukraine finie, les énergéticiens n'allaient pas revenir vers Rosatom. Ils ont eu les engagements politiques nécessaires pour garantir la rentabilité de ces investissements », relève le chercheur.
De nouvelles capacités qui ne compenseront pas les volumes russes
Reste que « ces augmentations de volumes ne permettront pas de se défaire entièrement de la Russie », estime Teva Meyer, qui anticipe même, à moyen terme, une saturation des capacités européennes, liée à la flambée du cours de l'uranium naturel, dont le pound dépasse désormais les 100 dollars, contre 30 à 40 dollars sur la période post-Fukushima. « L'uranium étant de plus en plus cher, les enrichisseurs vont tendre à en acheter moins, mais devront faire fonctionner davantage leurs usines pour obtenir la même quantité d'uranium enrichi », explique-t-il.
De plus, la dépendance à Moscou ne s'arrête pas au seul enrichissement de l'uranium naturel. Elle s'étend aussi au segment suivant : celui des combustibles. Concrètement, il s'agit de transformer l'uranium enrichi en oxyde d'uranium, de façon à former de petits cylindres appelés pastilles qui constituent le « carburant » final des centrales. Seulement voilà : « ces pastilles ne fonctionnent pas comme le pétrole ou le gaz : on ne peut pas les interchanger », précise Teva Meyer. Autrement dit, chacune d'entre elle est dimensionnée, pensée, équilibrée pour les caractéristiques d'une centrale en particulier, et ne peut pas servir à alimenter une installation d'un autre modèle.
Le quasi-monopole de Rosatom sur les combustibles des réacteurs de conception russe
Or, jusqu'à l'éclatement de la guerre en Ukraine, Rosatom détenait un quasi-monopole sur cette ultime étape pour approvisionner les réacteurs que l'entreprise a vendus à l'étranger, et dont le design diffère de ceux d'EDF, par exemple. En Europe, il s'agit des modèles VVER 440 et VVER 1000, exploités en Finlande, en République Tchèque, en Slovaquie, en Hongrie et en Bulgarie. Là encore, la donne semble doucement changer. Westinghouse qui avait développé de petites capacités avec sa technologie propre dans les années 2000, les réactive.
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De son côté, le français Framatome, qui détenait une licence Rosatom avant le début du conflit, entend fournir en combustibles les énergéticiens slovaque et bulgare. « Depuis l'invasion russe de l'Ukraine, tous les pays d'Europe centrale ont signé des contrats d'approvisionnement avec Framatome et Westinghouse », affirme Teva Meyer. « Toutefois, Framatome n'a encore ni produit, ni livré de ces combustibles, contrairement à Westinghouse », note-t-il. Au-delà des considérations industrielles, un changement de fournisseur nécessite d'engager un long processus d'autorisation auprès des gouvernements concernés, ce qui peut prendre plusieurs années. Le sevrage du Vieux Continent au nucléaire russe n'en est donc qu'à ses débuts.
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La reprise officielle des turbines Arabelle par EDF était attendue le 1er décembre 2023. Mais la cérémonie en grandes pompes a été reportée sine die, au grand désespoir des salariés de l'usine de Belfort. Cet énième coup de théâtre est directement lié à la décision américaine de sanctionner l'entreprise russe Rosatom, qui n'est autre que le principal client des turbines. « Aujourd'hui, Rosatom est la seule entreprise dans le monde qui exporte et construit des centrales nucléaires à l'étranger. Donc, si une turbine doit être livrée à l'étranger c'est qu'elle a été achetée par Rosatom », explique Teva Meyer, spécialiste de la géopolitique du nucléaire civil. Si Rosatom est parvenu à se hisser comme le leader incontesté dans l'exportation de centrales nucléaires, c'est notamment en raison d'une redoutable stratégie commerciale. L'entreprise russe propose notamment des « packages », dans lesquels la livraison de réacteurs s'accompagne d'un approvisionnement en combustibles à vie. Rosatom offre aussi la possibilité de récupérer les déchets nucléaires. C'est cette formule qu'a adoptée le Bangladesh, par exemple. L'embargo américain sur le nucléaire russe pourrait donc largement compromettre le carnet de commandes de GE Steam Power, la filiale de GE qui produit ces turbines. « Nous poursuivons la recherche des accords nécessaires pour que nous puissions finaliser l'opération dans des conditions satisfaisantes. Cela progresse, mais je ne peux pas vous donner de calendrier », s'est contenté d'indiquer vendredi dernier Luc Rémont, le PDG d'EDF, lors de la présentation des résultats annuels.Rosatom, principal acheteur des turbines Arabelle de Belfort