L'information est presque passée inaperçue, mais le 5 février dernier, le réacteur numéro 2 de la centrale nucléaire de Cruas, située en Ardèche, a redémarré avec un combustible pour le moins inhabituel. Et pour cause, fin 2023, le réacteur a été partiellement chargé d'uranium de retraitement enrichi en Russie dans l'usine de Tenex, une filiale de l'entreprise publique Rosatom. Une première depuis 2013. Le réacteur fonctionne donc actuellement avec quelque 40 assemblages combustibles de la sorte, en complément d'assemblages combustibles classiques, élaborés, eux, à partir d'uranium naturel enrichi.
Ici, l'uranium de retraitement désigne l'uranium issu des combustibles nucléaires utilisés une première fois dans le parc atomique français, après retraitement dans l'usine de La Hague d'Orano. Il s'agit d'une matière valorisable, et non d'un déchet, qui peut être convertie et enrichie, comme l'uranium naturel extrait des mines, afin d'être utilisée une seconde fois dans les réacteurs du parc nucléaire. C'est ce qu'on appelle, dans le jargon, le mono-recyclage.
Relancer la filière d'uranium de retraitement
« Un travail de longue haleine a (...) été mené ces dix dernières années pour relancer une filière d'uranium de retraitement, suspendue en 2013 et qui vient juste de franchir une étape historique », s'est ainsi félicité, sur LinkedIn, Cédric Lewandowski, directeur exécutif d'EDF en charge du parc nucléaire et thermique, sans toutefois préciser la provenance du combustible.
L'électricien avait réceptionné une livraison d'uranium de retraitement enrichi (URE) en provenance de Russie, le 29 novembre 2022, soit neuf mois après l'invasion russe de l'Ukraine. « Il s'agit du retour de la matière envoyée en 2021 qui servira pour la fabrication en France d'assemblages combustibles », avait alors expliqué le groupe tricolore à La Tribune.
Au demeurant, cette livraison restait légale, puisque les sanctions internationales prises à l'encontre de la Russie ne concernent pas l'énergie nucléaire.
« A ce stade, EDF applique strictement toutes les sanctions internationales et/ou les restrictions liées à la non-obtention d'autorisations administratives requises, tout en respectant les engagements contractuels pris », assure encore aujourd'hui l'entreprise.
Economiser les ressources naturelles
Pour l'heure, seuls les quatre réacteurs de la centrale de Cruas peuvent recevoir ce combustible recyclé. L'objectif est de « fournir l'ensemble des recharges annuelles des réacteurs de Cruas avec de l'URE à l'horizon 2026 », précise EDF dans un courriel adressé à La Tribune. Dès 2027, l'entreprise entend « réutiliser l'URT dans de nouvelles tranches du palier 1.300 MWe [mégawatts électriques, ndlr] », indique Cédric Lewandowski dans le même post LinkedIn.
« Dans les années 2030, l'uranium de retraitement prendra toute sa place et représentera plus de 30% de l'uranium chargé chaque année dans nos réacteurs », poursuit-il, en soulignant les avantages d'une démarche « d'économie circulaire ».
Celle-ci doit permettre « d'économiser 25% de ressources naturelles dans les prochaines décennies », vante-t-il. De plus, « cette filière émet 30% de moins d'émissions de CO2 que la filière d'uranium naturel et réduit l'impact sur l'environnement », fait-il valoir.
Dépendance d'EDF à la Russie
Reste que cette montée en cadence soulève la question de la dépendance d'EDF à la Russie sur ce créneau très précis de la conversion et de l'enrichissement de l'uranium de retraitement. En effet, pour l'heure, l'uranium de retraitement enrichi ne peut provenir que de Russie. De fait, le pays de l'ex-URSS dispose de la seule usine de conversion au monde capable de convertir l'uranium de retraitement, étape indispensable et préalable à son enrichissement.
L'Europe, et notamment Orano en France, dispose bien de capacités industrielles de conversion. Celles-ci sont toutefois uniquement dédiées à la conversion de l'uranium naturel et non à l'uranium de retraitement. Or « vous ne pouvez pas avoir les deux flux dans la même usine, car sinon l'appareil industriel serait contaminé par des isotopes non désirés », explique Teva Meyer, chercheur à l'IRIS et spécialiste du nucléaire civil. En revanche, « la Russie disposait de capacités de conversion tellement pléthoriques qu'il a été possible d'en dédier pleinement certaines à l'URT », poursuit-il.
L'électricien tricolore a ainsi toujours fait appel à la Russie pour ce procédé industriel et continue de commercer avec Tenex, dans le cadre d'un contrat passé en 2018. En réalité, les relations entre la France et la Russie remontent même aux années 1970, mais elles avaient été suspendues en 2013 pour des raisons économiques et environnementales. Elles ont ensuite été réactivées il y a six ans, avant le début de l'invasion russe de l'Ukraine.
Pas d'impact sur la sécurité d'approvisionnement
Si EDF a souhaité relancer le recyclage de son URT, c'est notamment pour des raisons économiques. Il est, en effet, aujourd'hui plus intéressant de réutiliser de l'uranium déjà utilisé que d'acheter de l'uranium naturel extrait des mines. Et pour cause, « le cours de l'uranium naturel a plus que doublé. Il est désormais au-dessus de 100 dollars le pound d'uranium alors qu'il stagnait autour de 30-40 dollars à la suite de Fukushima », pointe le chercheur susnommé.
Par ailleurs, « les stocks d'URT sont très importants [en 2022, environ 34.000 tonnes d'uranium de retraitement non recyclé étaient entreposées en France, ndlr] et Orano et EDF ont une stratégie qui vise à les vider d'ici 2040 », ajoute l'expert.
De son côté, l'électricien souligne que ce partenariat très spécifique avec la Russie n'a « aucun impact sur la sécurisation d'approvisionnement du parc nucléaire français ».
« Dans le cas où des sanctions ou des restrictions liées à la non-obtention d'autorisations administratives requises seraient prises, nous avons la possibilité de substituer l'URT par de l'uranium naturel », assure-t-il.
Faire émerger une filière européenne
Néanmoins, la flambée du cours de l'uranium naturel, associé au contexte géopolitique, devrait, à moyen terme, rebattre les cartes. « Les spéculateurs n'anticipent pas d'effondrement de la bulle autour de l'uranium », pointe Teva Meyer. Une perspective qui offre une certaine garantie sur la rentabilité de l'enrichissement de l'URT. Ainsi, « l'anglo-germano-néerlandais Urenco réfléchit à dédier un morceau de son usine uniquement à l'URT », précise-t-il. De son côté, l'Américain Westinghouse prévoit de relancer son usine de conversion de Springfield (Royaume-Uni), arrêtée en 2014. « Une partie pourrait être dédiée à l'URT ».
Dans l'Hexagone, des réflexions sont en cours. La France dispose bien des compétences et du savoir-faire du côté d'Orano. Sauf que l'investissement colossal nécessaire à l'ouverture d'un atelier dédié à l'URT ne dépend pas uniquement du spécialiste du combustible. « Elle implique également des engagements d'EDF et des pouvoirs publics », pointe un spécialiste du secteur.
« Le but est de disposer d'une filière européenne pour ne pas faire reposer la sécurité d'approvisionnement sur la Russie », expliquait, en décembre 2022, EDF, en précisant que « la construction d'une nouvelle usine de conversion en Europe de l'Ouest prendra une dizaine d'années ». Selon Cédric Lewandowski, « 75 réacteurs [dans le monde] ont utilisé ou utilisent déjà de l'URT ». De quoi, sans doute, assurer suffisamment de débouchés à un nouvel atelier.
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