Nucléaire : la bataille franco-américaine pour alimenter les centrales russes en Europe

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, les pays d’Europe centrale et orientale dotés de réacteurs nucléaires de conception soviétique cherchent à diversifier leur approvisionnement en combustible. Et pour cause, celui-ci est assuré par le conglomérat russe Rosatom, qui n’essuie pour l’heure aucune sanction. Afin de rompre cette dépendance, le groupe américain Westinghouse et l'entreprise française Framatome sont entrés dans la course. Mais le premier a d’ores et déjà pris de l’avance.
Marine Godelier
Framatome avait signé un accord « de coopération à long terme » avec Rosatom lui permettant d'approvisionner les centrales  nucléaires sous licence russe.
Framatome avait signé un accord « de coopération à long terme » avec Rosatom lui permettant d'approvisionner les centrales nucléaires sous licence russe. (Crédits : MAXIM SHEMETOV)

C'est une situation pour le moins délicate. Presque deux ans après le début de la guerre en Ukraine, l'entreprise d'Etat russe Rosatom revêt toujours un rôle stratégique dans l'approvisionnement électrique de l'Europe. En effet, sans essuyer aucune sanction, celle-ci alimente encore aujourd'hui de nombreuses centrales atomiques sur le Vieux continent, de la Slovaquie à la Bulgarie, en passant par la République tchèque, la Finlande et la Hongrie. Au point que les achats de combustibles russes par l'Union européenne ont atteint en 2022 leur plus haut niveau depuis trois ans, soulignait il y a quelques mois le Royal United Services Institute du Royaume-Uni.

Mais cette dépendance pourrait bientôt s'éroder : depuis plusieurs mois, des accords fleurissent avec d'autres fournisseurs. Et notamment l'américain Westinghouse et le Français Framatome, désormais bien décidés à s'emparer de ce marché.

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19 réacteurs de conception russe en Europe

Concrètement, il s'agit là d'assembler le combustible avant son chargement en centrale. Autrement dit, convertir l'uranium enrichi en oxyde d'uranium, de façon à former de petits cylindres appelés pastilles qui constituent le « carburant » final. Seulement voilà : « ces pastilles ne fonctionnent pas comme le pétrole ou le gaz : on ne peut pas les interchanger », précise Teva Meyer, chercheur à l'IRIS et spécialiste de la géopolitique du nucléaire civil. Autrement dit, chacune d'entre elle est dimensionnée, pensée, équilibrée pour les caractéristiques d'une centrale en particulier, et ne peut pas servir à alimenter une installation d'un autre modèle.

Or, seul Rosatom maîtrise pleinement cette ultime étape pour approvisionner les réacteurs que l'entreprise a vendu à l'étranger, et dont le design diffère de ceux d'EDF, par exemple. Et pour cause, ceux-ci sont de conception soviétique (ou russe pour celles construites après 1991) de modèle dit « VVER »Il en existe trois types : VVER-440, VVER-1000 et VVER-1200, au nombre de dix-neuf eu Europe.

« D'autres entreprises ont essayé d'entrer sur ce marché par le passé, notamment l'entreprise espagnole Enusa. Mais faute de contrat, les Occidentaux ont laissé tomber », explique Teva Meyer.

Cependant, la guerre en Ukraine semble avoir changé la donne. Car ces derniers mois, les exploitants des pays d'Europe centrale ont signé, les uns après les autres, des contrats avec Framatome ou Westinghouse pour diversifier l'approvisionnement de leurs VVER-440 et VVER-1000. L'exécutif tricolore affiche d'ailleurs sa volonté d'accélérer le mouvement : « Nous allons soutenir la coopération industrielle entre Framatome et l'énergéticien slovaque pour lui fournir du combustible », affirme-t-on au cabinet de la ministre de la Transition énergétique, Agnès-Pannier Runacher, qui a récemment fait le déplacement à Bratislava afin de vanter les mérites de l'atome.

Avec son usine suédoise, Westinghouse a pris de l'avance

Sur ce segment néanmoins, son concurrent américain pourrait bien rafler une bonne partie de la mise. En 2022, la République tchèque et la Bulgarie ont en effet contractualisé avec Westinghouse afin qu'il approvisionne une partie de leurs centrales nucléaires VVER, avant que la Bulgarie ne suive le pas en août 2023. Quelques mois plus tôt, l'entreprise annonçait d'ailleurs avoir conclu un accord de collaboration avec Enusa, afin de proposer des « alternatives à Rosatom pour la fabrication de combustible ».

« Westinghouse profite de son ancienneté sur ce marché, à l'inverse de Framatome qui commence tout juste à se positionner », souligne Teva Meyer.

En effet, depuis plusieurs décennies, les Américains ont pris de l'avance : dès la chute du mur de Berlin, en 1989, ceux-ci se sont intéressés à la question, avec la construction de premières usines en Europe. Faute de contrats, le groupe avait finalement fait machine arrière, laissant le champ libre à Rosatom : « Leurs combustibles n'étaient pas aussi performants, et la charge administrative pour changer de fournisseur s'avérait trop lourde », précise Teva Meyer.

Mais ne partant pas de zéro, celui-ci a su réinvestir très rapidement dans la filière à la suite de l'annexion de la Crimée par la Russie, en 2014 : à la demande de Kiev, qui possède des réacteurs VVER-1000, Westinghouse s'est en effet activé pour mettre au point une filière d'assemblage des combustibles de type russe, en agrandissant dès 2016 son usine de Västerås, en Suède. « Et ils y sont parvenus, puisque Kiev ne dépend plus de Moscou pour l'approvisionnement de ces installations », expliquait il y a quelques mois à La Tribune Tatiana Romanova, professeure de relations internationales à l'Université d'Etat de Saint-Pétersbourg.

Accord de coopération entre Framatome et Rosatom

L'Hexagone dispose cependant d'un avantage de taille : avant la guerre, en décembre 2021, Framatome avait signé un accord « de coopération à long terme » avec Rosatom lui permettant d'approvisionner les centrales  nucléaires sous licence russe. Ainsi, en théorie, l'entreprise tricolore n'aurait plus besoin de s'engager dans de longues procédures administratives si elle souhaitait fabriquer ses propres pastilles pour les réacteurs.

Fin 2022, l'entreprise française a d'ailleurs également signé avec l'opérateur bulgare pour alimenter la seule centrale de pays, aux côtés de Westinghouse. En juin 2023, Framatome a annoncé qu'il allait également fournir du combustible aux réacteurs slovaques. « Contrairement à Westinghouse, Framatome n'a pas encore livré de combustible, mais il commence à signer des contrats. Pour ce faire, il compte s'appuyer sur son usine de Lingen, en Allemagne », affirme Teva Meyer. Le groupe français explique ainsi avoir « développé depuis plusieurs années une solution industrielle » afin d'alimenter les réacteurs de conception soviétique, avec une réorientation des activités du site.

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Changements de gouvernement

Reste à savoir s'il disposera à temps d'un appareil industriel suffisant pour répondre à cette nouvelle demande. « Pour Framatome comme pour Westinghouse, les usines restent aujourd'hui de taille réduite, et devront être agrandies », estime Teva Meyer.

Par ailleurs, les contrats restent suspendus à des décisions politiques. « Il faut recevoir une autorisation nationale pour changer de fournisseur de combustible, ce qui peut prendre plusieurs années. Entre le moment de la signature d'un accord et la livraison matérielle, un changement de pouvoir pourrait tout remettre en cause », note Teva Meyer. En Slovaquie, par exemple, Robert Fico a pris début octobre la tête d'un nouveau gouvernement de coalition avec le soutien du parti d'extrême droite pro-russe SNS. « On peut envisager qu'ils changent finalement d'avis, de manière à garder des liens avec la Russie », affirme le chercheur.

Il n'empêche : même la Hongrie, dirigée par le Premier ministre pro-russe Viktor Orbán, se tourne désormais vers des entreprises occidentales : le 12 septembre, Framatome et l'Etat hongrois ont en effet ratifié un accord pour diversifier l'approvisionnement de leurs réacteurs, puisque l'industriel français devrait bientôt fournir du combustible à la centrale Paks, de modèle VVER-2000. Cela ne veut cependant pas dire que le pays coupera ses liens avec Rosatom, loin de là : l'entreprise russe participera toujours au projet d'agrandissement de la centrale, avec la construction de deux nouveaux réacteurs d'ici à 2030.

Pour Rosatom, des affaires florissantes à l'export

Le conglomérat russe n'est d'ailleurs pas en reste. Car malgré la volonté des pays européens de trouver d'autres fournisseurs, Rosatom s'assoit sur un marché immense. « Pour l'assemblage combustible, il se tourne, en réaction, vers des pays non européens, afin d'alimenter leurs centrales, en Amérique du Sud ou aux Emirats Arabe Unis, par exemple. Y compris pour des réacteurs occidentaux », développe Teva Meyer.

Surtout, le groupe occupe la première place du podium pour le nombre de centrales nucléaires en projet ou en construction à travers le globe. De l'Egypte au Bangladesh en passant par la Turquie, la Chine, l'Inde ou l'Iran, les affaires s'avèrent florissantes. En février, le patron de Rosatom, Alexey Likhachev, a même affirmé avoir engagé des pourparlers avec une dizaine de pays, parmi lesquels « trois ou quatre » seraient « sur le point » de signer des accords intergouvernementaux. L'entreprise devrait donc engranger des revenus très confortables, tout en renforçant l'influence du Kremlin pour les décennies à venir sur une nouvelle génération d'acheteurs.

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Marine Godelier

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Commentaires 3
à écrit le 18/11/2023 à 10:17
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Bah soit ils vont gagner soit ils vont nous laisser gagner comme d'hab.

à écrit le 18/11/2023 à 1:21
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Achetez americain, c'est mieux et plus cher.

à écrit le 17/11/2023 à 16:54
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C'est une photo de 2020 ?

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