Chère intensité : rencontre avec l'écrivaine Gaël Tchakaloff

L’écrivaine Gaël Tchakaloff a jeté son dévolu – et sa soif d’aventure – sur la torera qui électrise le monde entier: Léa Vicens.
À son domicile parisien, mardi.
À son domicile parisien, mardi. (Crédits : © LTD / Cyrille George Jerusalmi pour La Tribune Dimanche)

Gaël Tchakaloff a le chic pour raconter des histoires - dans tous les sens de cette expression -, allègrement elle mélange le bon grain et l'ivraie, encore et encore, et c'est ça qui est fort, et fou, c'est tellement bien fait, tellement drôle, qu'on se fiche pas mal de faire le tri, au contraire on en redemande, vive l'ambiguïté. Cette fois, c'est l'histoire d'une femme qui s'évanouit dans les corridas - Gaël Tchakaloff, donc, le nom de scène que Lucile Buffet s'est choisi en mariant son deuxième prénom au patronyme de sa mère... - et qui s'éprend de la plus grande torera du monde, Léa Vicens. En 2016, pour croquer Alain Juppé dans son premier livre*, notre gonzo-journaliste-à-talons-hauts avait joué à la blonde hystérique ignorant tout de la politique et partant à la conquête de « Droit dans ses bottes » ; le « pitch » avait fonctionné mieux que bien ; aujourd'hui, c'est la bourgeoise urbaine ne pouvant soutenir la vision d'une corrida qui s'emploie à approcher puis apprivoiser la plus secrète, taiseuse et sauvage des « rejoneadoras » - ainsi l'espagnol désigne-t-il une femme qui torée à̀ cheval.

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Pas plus qu'Alain Juppé Léa Vicens ne veut d'un livre sur elle ; Gaël Tchakaloff nous explique comment elle y va en dépit - ou à cause... - de cela. Car il a suffi que l'objet de son désir d'écriture lui envoie un SMS déclinant ses propositions pour que l'éconduite saute dans un avion afin de surprendre la réfractaire dans sa finca andalouse. S'ensuivent deux années d'observation au plus près, au plus près, aussi, de la fascination ; Gaël Tchakaloff ose l'exercice d'adulation ; une audace en ces temps ricaneurs où les portraitistes se plaisent à voiler leur admiration de fausse ironie. Rien de tel ici ; transpire au contraire une frénésie d'admirer qui, à force d'être assumée et débridée, en devient fichtrement touchante. Et de pousser la passion jusqu'à héroïser Léa Vicens, l'indomptée à l'œil noir qui refuse d'être appelée « torera ». Son explication : « Je suis torero car le taureau ne fait pas la différence entre un homme et une femme. Je serai féministe lorsque les militantes iront libérer leurs sœurs en Afghanistan plutôt que de passer leur temps à faire des MeToo déguisées en folles. » L'écrivaine souscrit à ce féminisme. « Léa illumine ma vie par sa netteté, l'interroge par sa démesure. Suivre les courbes de son mystère impose un contrôle émotionnel que je n'ai pas. Son odyssée m'exalte, sa dualité paroxysmique m'ébranle. La cohabitation d'un être capable de tuer et de manifester tant de tendresse et de bonté désoriente mes repères », s'enflamme-t-elle à la moitié du livre.

La vie à mort

La vie à mort, Gaël Tchakaloff, Flammarion Versilio, 240 pages, 21 euros.(© LTD / Flammarion Versilio)

Quand l'auteure de ces lignes nous rejoint dans le bar d'hôtel où on l'attend, il nous faut quelques instants pour la reconnaître ; sa robe cache-formes avec jupe en mousseline sagement plissée nous a trompée. N'était la coque panthère dont elle a habillé son iPhone et les santiags fauves qui taquinent les plissures, on pourrait croire qu'elle a renoncé à la punk de compétition qui nous ébouriffe de livre en livre. Il n'en est rien, heureusement.

« Est-ce qu'on a le droit d'avoir d'autres types de héros que Judith Godrèche et Navalny ? Il y a une forme d'héroïsme dans le fait de tirer sa légitimité de la confrontation avec la mort, non ? Les gens sont dans l'arène pour assouvir un besoin collectif de confrontation avec la mort - qui le reste du temps est laissé au thanatopracteur ou au personnel soignant. Dans l'arène, tu sens le souffle du taureau, et tu penses au tien, de dernier souffle. Les arènes cachent les peurs de la société. Léa est une Titanide. » Le féminin de Titan. Le mot n'est pas dans le livre, où on peut lire : « Léa marche contre le sens du monde tout en éclairant l'époque dans une forme d'avant-gardisme. Elle tue des bêtes à l'heure des animalistes, sanctifie la mort que nos sociétés confient aux thanatopracteurs pour fuir sa réalité, refuse le genre et dénonce la victimisation en plein néo-féminisme. Pourtant, elle incarne une Calamity Jane de l'ère moderne, abattant les tranches de son existence à coups de dirigisme et de domination. Elle puise son eau, plante son potager, nourrit ses animaux dans une quête voltairienne dont l'actualité glorifie le retour. Débarrassée du matérialisme et des horloges, elle dort où bon lui semble, décide en pleine nuit de faire mille kilomètres ou de rester sur le bord d'une autoroute emmaillotée dans un sac de couchage ; elle n'achète rien hormis le grain de ses chevaux, vit sans montre, laisse son portable au placard pendant que ChatGPT inonde le globe. » Le tout subjugue Gaël Tchakaloff qui nous prend à témoin : « Mais quel courage, d'aller à ce point-là contre la société et les vents de l'époque ! »

Je ne peux pas débarquer en pleine nuit et me mettre dans le lit de Brigitte Macron en lui grattant le ventre. Avec Léa, je peux

On sent qu'elle a besoin d'en faire autant... par procuration. Elle tire sur sa cigarette électronique : « Je me rends compte que je vais chercher des personnages qui me permettent d'avoir la vie que je pourrais avoir. J'échappe à ma vie en me coulant dans la vie d'autres gens et en éprouvant la frénésie de vivre, l'aventure. » Le mot clé est lâché. L'aventure. Petite, son père lui lisait Apoutsiak, le petit flocon de neige, le roman de Paul-Émile Victor. « Quand j'ai rencontré Léa, je me suis dit : "Je suis en train de toucher mon rêve du doigt, enfin je rencontre un monde proche d'Apoutsiak." Je cours après l'intensité. Là, j'ai trouvé un endroit mieux que le pouvoir, un endroit où l'intensité de vivre est encore plus incroyable. Quand le taureau, ce truc de 600 kilos, te court dessus, l'intensité est aussi forte qu'avec ton amoureux dans un lit... Léa m'a autorisé l'aventure. En la regardant je me suis dit : "Donc on peut partir de nulle part, ne pas avoir d'argent, et avoir la vie qu'on veut avoir." »

Léa Vicens

Léa Vicens lors d'une corrida, à Málaga en 2017. (© LTD / CARLOS DIAZ EFE SIPA)

Et elle, Gaël, à quoi ressemble la vie qu'elle voudrait avoir ? « J'adorerais être Conrad, un écrivain qui va d'une aventure à l'autre, d'un continent à l'autre, et dont les aventures sont des miroirs de l'époque. Ma vie rêvée, c'est ça. » L'aventure étant d'autant plus désirable que son objet se refuse... Est-ce pour cela qu'elle se fait la violence de s'imposer à des gens qui au départ ne veulent pas d'elle ? Qui pis est sur des sujets qui l'emmènent à mille milles de ses zones de confort ? « Je suis convaincue que c'est en allant contre soi-même qu'on devient intelligent. Ce n'est pas du tout un truc maso. Aller vers les choses faciles, ça amoindrit, alors que la difficulté, ça grandit. » Elle vous touche - l'épaule, le bras, ce qui passe par là. « Si j'étais une aficionada, je pense que je n'aurais pas vu, en suivant Léa, la moitié des choses que j'ai vues. Le fait d'être étrangère à cette matière permet de voir que la feuille a une couleur vert bigarré, et non pas vert clair ou vert foncé. » En effet elle sait regarder, et ressentir, aborder les sujets et les êtres à l'envers, et s'émouvoir... Son détecteur à intensité est comme greffé sur son instinct transgressif. La première fois que l'un et l'autre ont croisé Léa Vicens, c'était il y a deux ans, en une du New York Times - tous les voyants de ses capteurs se sont alors emballés. « J'ai flashé sur sa puissance. J'ai compris en lisant que c'était quelqu'un de totalement différent du reste du monde. » Ses mains se joignent devant son nez, doigts - aux ongles laqués de blanc - contre doigts. Et les doigts ainsi joints avancent vers vous avec toutes leurs bagues - au moins cinq, je crois : « La tauromachie est une sorte d'endroit caché, de zone interdite où personne ne va, et moi je suis comme les enfants : quand on me dit c'est interdit, ben j'ai envie d'y aller... C'est ce que j'avais fait en suivant Marine Le Pen pendant la campagne présidentielle de 2017... S'agissant de Léa, j'ai regardé combien de personnes se rendaient chaque année dans les corridas, 5-6 millions dans le monde. Oh, je me suis dit : "C'est pas une paille, quand même !" » Tiens, il y a dans le prononcé de cette exclamation un accent enveloppant des beaux quartiers qui vient s'entrechoquer avec sa familiarité brise-glace.

Ce livre, confie-t-elle, a été « le plus compliqué » à écrire, tant elle avait peur de blesser « sa » Léa. Laquelle ne lui a pas retiré son amitié après l'avoir lu. À l'instar des Macron, à la suite de la parution de l'ouvrage qu'elle leur a consacré en 2021**. « Je suis restée très amie avec eux. Mais je ne peux pas débarquer en pleine nuit et me mettre dans le lit de Brigitte Macron en lui grattant le ventre. Avec Léa, je peux. » Nous voilà rassurée.

* Lapins et merveilles, Flammarion.
** Tant qu'on est tous les deux, Flammarion.

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