![Des Rafale sur le tarmac de la base américaine de Guam, dans le Pacifique, lors de manœuvres conjointes en juillet 2023.](https://static.latribune.fr/full_width/2386454/des-rafale-sur-le-tarmac-de-la-base-americaine-de-guam-dans-le-pacifique-lors-de-manoeuvres-conjointes-en-juillet-2023.jpg)
Dans le domaine de la défense, la France aura-t-elle vraiment les moyens de rentrer dans un monde nouveau où les tensions et les crises géopolitiques vont se multiplier ? Des crises qui sont d'ailleurs extrêmement brutales et létales (Gaza, Ukraine...) tout étant à la fois de plus en plus technologiques (IA) et numériques (attaques informationnelles et cyberattaques) ? En dépit de l'effort inédit annoncé dans le cadre de l'actuelle loi de programmation militaire votée en 2023 (413 milliards d'euros sur sept ans contre 295 milliards d'euros pour la LPM précédente), la France peut-elle vraiment conserver encore son autonomie stratégique, dopée encore par la dissuasion nucléaire, face au mur de la dette (3 200 milliards d'euros en 2024, soit 800 milliards de plus qu'en 2019) ? Aura-t-elle in fine les ressources pour suivre la course technologique (IA, quantique, hypervélocité...) indispensable pour rester dans la cour des grandes puissances quand le coût de la dette va s'élever à 57 milliards d'euros en 2024, soit les crédits de paiement de la mission Défense de la LPM prévus pour 2027 dans le cadre de la LPM (56,9 milliards d'euros) ?
Si le général de Gaulle a pu bâtir les fondations de l'autonomie stratégique de la France dans la défense et l'énergie notamment, c'est certes grâce à son esprit visionnaire mais aussi parce que le niveau de dépenses sociales était encore très raisonnable. Mais, depuis la fin des années 1950, les dépenses de protection sociale ont fortement progressé, passant de 14,3 % du PIB en 1959 à 24,5 % en 1981, puis à 29,6 % en 2006 et à plus de 30 % depuis 2010 (32,2 % en 2022). Au fil des décennies, la trajectoire des dépenses sociales et celle des investissements (défense, énergie, spatial et technologies...) se sont inexorablement croisées. L'État architecte s'est peu à peu mué en État Providence.
Mais aujourd'hui, alors que l'État devrait investir beaucoup plus pour garantir la protection et la sécurité des Français face à des États puissances complètement désinhibés, va bientôt se poser à lui, certainement dès 2025, la question de couper des crédits de la LPM. Des rumeurs de gels et de surgels fleurissent déjà ces dernières semaines. Il est vrai que les sécateurs de Bercy, qui ont laissé filer les dépenses de défense depuis près de dix ans (2015), ont été réaffûtés. Ainsi, Bercy, qui a déjà trouvé 10 milliards d'économies début 2024, aurait la volonté de doubler la mise d'ici à la fin de l'année. Enfin, le projet de loi de finances de 2025 aura sans doute besoin de 20 à 25 milliards d'économies pour être bouclé. Le ministère des Armées va-t-il être désarmé dans un monde qui se réarme, voire se surarme ?
Exportations, vers un avenir sombre ?
Le modèle économique de l'industrie de défense française est basé en grande partie sur l'exportation de ses matériels, à l'exception des équipements clés de la dissuasion nucléaire (chaufferie nucléaire, missiles...). Sans ventes d'armes à l'étranger, qui ne sont permises (ou pas) que sur l'autorisation de l'État français, l'industrie tricolore est incapable de vivre des seules commandes du ministère des Armées. Trop peu pour faire vivre les bureaux d'études et les chaînes d'assemblage. Clairement, sans exportations, qui permettent d'amortir les recherches (R&T et R&D) et d'allonger les séries, il n'y a plus d'autonomie stratégique pour la France. Ou l'État devra faire tourner à plein régime la planche à billets. Ces dix dernières années, les exportations de systèmes d'armes « Made in France » se portent bien, et même très bien. Sur les dix dernières années (2013-2022), la France n'a jamais autant vendu d'armements à l'international. Paris a signé des contrats pour un montant de près de 114 milliards d'euros sur cette période, dont 26,9 milliards d'euros en 2022. Soit une moyenne de plus de 11 milliards par an.
Les perspectives à court terme restent plutôt bonnes avec de potentielles ventes de Rafale (Inde, Serbie...) et de sous-marins (Pays-Bas, Indonésie, Pologne...). Mais elles reposent de plus en plus sur les succès du Rafale de Dassault Aviation, qui embarque avec lui plus de 400 fournisseurs français, dont trois des grands de l'industrie de l'armement : l'électronicien Thales, le motoriste Safran et le missilier MBDA. Si en 2022, la France a fracassé son record de ventes d'armements à l'exportation, c'est évidemment grâce au mégacontrat historique signé aux Émirats arabes unis (EAU). Soit 80 Rafale pour un montant pharaonique de 16 milliards d'euros, dont 2 milliards pour les missiles. C'est le cas également des grands contrats signés par Naval Group (bâtiments de surface et sous-marins). Une année sans contrat Rafale et frégates (ou sous-marins) ? Les chiffres de ventes de matériels militaires français chutent alors à un niveau compris entre 4 et 6 milliards d'euros.
Mais alors pourquoi s'inquiéter ? D'une part, parce que les ventes de Rafale, même si Dassault Aviation dispose encore de prospects solides, se rapprochent à moyen terme de leur apogée. À plus long terme, le successeur du Rafale sera en principe le NGF (Next Generation Fighter) dans le cadre du programme SCAF (Système de combat aérien du futur), développé et conçu en coopération avec l'Allemagne et l'Espagne. Les exportations de cet appareil seront légitimement soumises au bon vouloir et à la versatilité de Berlin comme les Britanniques l'ont amèrement constaté avec le feuilleton saoudien de l'Eurofighter. Enfin, les prises de commandes annuelles reposent également sur un socle jusqu'ici régulier, constitué de contrats inférieurs à 200 millions d'euros (4,1 milliards en 2021). Il correspond à des activités de maintien en condition opérationnelle, de formation ou de modernisation qui découlent de grands contrats passés ainsi qu'à des matériels moins emblématiques que le Rafale ou les frégates FDI. Et ces marchés sont de plus en plus soumis à la concurrence, notamment celle à bas coût proposée par les exportateurs émergents. Résultat, ce socle pourrait s'effriter progressivement. Conjugué à une austérité budgétaire, la baisse des exportations aurait un terrible effet ciseaux.
Et si la taxonomie n'était pas morte ?
La guerre en Ukraine - et par conséquent le retour de la guerre en Europe - a coupé l'herbe sous les pieds d'une tendance de fond (en Europe seulement) qui poussait les institutions financières à tenir compte de critères éthiques - souvent rassemblés sous le vocable générique de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) - dans leurs décisions d'investissement. L'industrie de la défense était même considérée par certains à Bruxelles à l'égal de la pornographie, de l'industrie du tabac... Les institutions européennes dans le cadre des projets de « taxonomie verte », de « taxonomie sociale » et d'« écolabel européen » ont un temps eu pour projet d'exclure la défense des investissements considérés comme durables. Sans la guerre en Ukraine, le secteur de la défense aurait pu par principe être exclu des investissements jugés acceptables.
Certains fonds d'investissement s'interdisent encore toute participation dans des entreprises qui exercent tout ou partie de leur activité dans le secteur de la défense. « Des agences de notation ESG exercent à cet égard un rôle particulièrement préjudiciable sur le financement de la défense. Ainsi, certaines agences n'hésitent pas à mettre sur "liste rouge" toute entreprise, y compris civile, qui serait impliquée dans des chantiers liés à la dissuasion nucléaire », ont expliqué les députés Jean-Charles Larsonneur et Jean-Louis Thiériot dans leur récent rapport « L'industrie de défense, pourvoyeuse d'autonomie stratégique en Europe ? ». Selon une récente étude de la Commission européenne, les PME européennes actives dans le secteur de la défense connaissent des difficultés majeures pour accéder à des financements. Au cours de la période 2021-2022, deux tiers des entreprises consultées par la Commission se sont abstenues de chercher des financements sur fonds propres et près de 50 % d'entre elles se sont abstenues de chercher des financements en dette, contre une moyenne de 6,6 % pour l'ensemble des PME de l'UE au cours de la même période.
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