Cinéma : les maux d’une mère

Dans ce premier film très personnel, le réalisateur Julien Carpentier aborde la bipolarité avec humanité.
Charlotte Langrand
Agnès Jaoui et William Lebghil dans La Vie de ma mère.
Agnès Jaoui et William Lebghil dans La Vie de ma mère. (Crédits : © Cloé Harent/Silex Films)

Il est des mots qui seront toujours employés à tort et à travers. « Bipolaire » en fait partie. Selon le degré d'ignorance ou le moment, il est utilisé soit pour décrire quelqu'un d'instable, soit pour charrier les personnalités soupe au lait ou même pour qualifier les gens de fous. Ainsi vont les pathologies psychologiques et psychiatriques, elles sont aussi mal nommées que mal connues. Il n'y a guère que ceux qui en souffrent pour connaître la signification du diagnostic et la réalité de leur quotidien. Eux, et aussi leurs proches... Comme dans La Vie de ma mère de Julien Carpentier, où Pierre (William Lebghil) est le fils de Judith (Agnès Jaoui), qui souffre de bipolarité depuis longtemps.

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Pierre sait exactement ce que cache ce mot galvaudé : une réelle maladie que trahissent le manque de sommeil, l'alcool, l'hypersexualité, l'énergie débordante, les vêtements voyants... Les bipolaires vivent leur vie avec une certaine exubérance, une notion très relative de l'interdit et des phases de dépression profonde. Ces cycles régissent la vie de sa mère, qui s'échappe un jour de la maison médicale dans laquelle elle est suivie car elle veut revoir son fils, unique et adoré, qui n'est pas venu lui rendre visite depuis deux ans. Judith déboule donc dans la vie de Pierre, fleuriste malin et consciencieux toujours flanqué de son collègue et compère Ibou (Salif Cissé, solide et juste), qui s'est jusqu'ici consacré à son travail : il a réussi à mener son commerce avec davantage de succès que sa vie amoureuse et familiale.

On dit souvent que la première œuvre d'un artiste est la plus personnelle. Le réalisateur Julien Carpentier, ancien disciple de Bruno Gaccio à La Fabrique C+ et auteur de comédies, clips et fictions pour la télévision ainsi que de courts-métrages, signe ainsi un premier film d'une belle humanité. Parce que cette maladie est aussi celle de sa propre mère, il sait combien les aidants des malades sont si peu « aidés » eux-mêmes, combien leur vie se trouve percutée par la pathologie de leurs proches au point que certains choisissent la fuite (et la culpabilité) plutôt que l'aide (et le fardeau). Un dilemme dans lequel se débat Pierre, son double. « J'ai beaucoup parlé avec Julien, explique William Lebghil. Pour moi, c'était formidable de l'entendre me raconter sa vie, même s'il n'a pas exactement vécu ce qui se passe dans le scénario du film... C'est une maladie terrible qui sépare les gens, car l'entourage aussi doit vivre avec la maladie. Au-delà de la bipolarité, on peut ressentir les mêmes sentiments avec l'arrivée de la très grande vieillesse, quand on n'a pas d'autre choix que de mettre les gens qu'on aime en Ehpad... »

Agnès Jaoui est très à l'aise dans ces montagnes russes émotionnelles, fantaisiste et drôle quand il le faut, sobre au bon moment

Sorte de « femme sous influence » en version beaucoup plus solaire que Gena Rowlands dans le film de John Cassavetes, Agnès Jaoui est très à l'aise dans ces montagnes russes émotionnelles, fantaisiste et drôle quand il le faut, sobre au bon moment, poignante dans ses angoisses et déchirante dans ses moments de lucidité. Son comportement questionne même l'attitude des autres vis-à-vis de la vie. « Ce qui est intéressant aussi, c'est que les bipolaires ont un côté très libre et enfantin face à la vie, poursuit l'acteur. Ce qui nous fait penser à de nombreuses reprises que c'est peut-être sa façon de voir qui est la bonne, que ce n'est pas elle qui est malade ! » À ses côtés, William Lebghil incarne un fils mature avant l'heure, qui croit que se protéger et vivre sa propre vie passe par le rejet de sa mère. « C'est paradoxal : si un parent est atteint de cette maladie, on va très vite demander à son enfant de s'en occuper, analyse William Lebghil. On lui demande de devenir un adulte trop tôt, il va devoir se construire en assumant beaucoup de responsabilités, devenir mature très vite. C'est le personnage de Pierre : il en veut à sa mère de lui avoir en un sens volé son enfance. »

Avec ce film, l'acteur William Lebghil grandit aussi dans sa vie professionnelle : révélé entre autres par Riad Sattouf dans Jacky au royaume des filles, aux côtés de son ami Vincent Lacoste, il avait jusqu'ici excellé dans les rôles d'adolescents nonchalants, irresponsables et attachants, puis évolué dans des comédies drôles, sociales et parfois politiques. Il montre ici une autre facette de son jeu, avec ce personnage adulte, responsable et dramatique qu'il porte avec finesse. « Julien est venu me chercher en me disant : "J'aimerais bien te voir comme on ne t'a pas encore vu." C'est un cadeau génial de sa part, c'est plein d'espoir pour moi. »

La Vie de ma mère, de Julien Carpentier, avec Agnès Jaoui, William Lebghil, Salif Cissé, Alison Wheeler. 1 h 45. Sortie mercredi.

Charlotte Langrand

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