Cinéma : « La France doit préserver l’exception culturelle » (Marie-Ange Luciani, productrice d'Anatomie d'une chute)

À la barre de la société « Les Films de Pierre », une maison de production indépendante, Marie-Ange Luciani est la co-productrice d’Anatomie d’une chute, le long-métrage de Justine Triet, Palme d’Or à Cannes, nommé aux prochains Césars ce vendredi, ainsi qu’aux Oscars le 11 mars. La productrice corse garde toutefois bien les pieds sur terre, lorsqu'il s’agit de défendre l’exception culturelle française. Entretien.
Marie-Ange Luciani.
Marie-Ange Luciani. (Crédits : @Les Films de Pierre)

LA TRIBUNE - Que ressent une productrice lorsqu'un film d'auteur rencontre à la fois le public, la critique et la consécration. C'est l'alignement des planètes ?

MARIE-ANGE LUCIANI - Défendre le cinéma d'auteur ne signifie pas ne pas vouloir rencontrer le grand public. Ce n'est pas antinomique, c'est au contraire la reconnaissance du travail et de la délicatesse du cinéma d'auteur indépendant. Cette année est une belle année pour Anatomie d'une chute, mais pas seulement : Le Procès Goldman de Cédric Kahn a très bien marché en salles. Des sujets peuvent être traités de manière un peu plus radicale que le cinéma promis aux grandes affluences et susciter l'engouement. J'avais déjà fait un film qui s'appelle 120 Battements par minute*, a priori d'accès difficile, mais qui avait dépassé les 850.000 entrées.

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Anatomie d'une chute, c'est 1,5 million d'entrées en France. Avec l'effet Cannes, vous espériez mieux ?

Le film est aujourd'hui amorti, il a coûté moins de 6 millions d'euros. Il a bénéficié du système d'avance sur recettes du CNC** et d'une coproduction avec la région Rhône-Alpes et France Télévisions. Tous nos partenaires, notre vendeur et notre distributeur, récupéreront la totalité de leurs investissements. Dans notre jargon, on parle d'un film rentable.

Lorsqu'on vous soumet un projet comme celui de Justine Triet où placez-vous le curseur pour décider, entre analyse rationnelle et intuition ?

Quand je produis un film, je pense un peu différemment. D'abord, je connaissais Justine Triet pour son travail d'auteur-réalisateur, mais aussi à titre personnel et ça faisait très longtemps que j'avais envie de travailler avec elle. Il était davantage question de confiance que d'intuition.

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Bref, elle aurait pu me proposer n'importe quoi, j'aurais dit oui ! Ensuite, elle est venue me voir ainsi que David Thion, coproducteur du film, avec un embryon de scénario : une femme, un chalet, un enfant aveugle et peut-être un meurtre, pas davantage. Nous avons commencé, très en amont, à plancher sur ces quatre éléments.

Du coup, vous retrouvez un peu de vous dans le film ?

Je ne sais pas. L'investissement personnel, le travail, l'accompagnement, l'écoute, tout ceci n'est évidemment ni quantifiable, ni perceptible. Il doit y avoir de tout petits bouts de mon ADN ici et là...

Quelles qualités faut-il avoir pour convaincre des financeurs, quels sont les mots, les arguments qui font mouche ?

Notre outil fondamental, notre argument irréfutable, c'est le scénario et l'auteur. Quand un script est très bon, c'est difficile de ne pas réussir à le monter. Ensuite, pour l'aspect financier, on s'affranchit rarement d'une petite joute verbale, car on nous reproche toujours de trop demander. C'est une espèce de chorégraphie où tout le monde veut mener la danse et qui a un petit côté amusant et ludique. En tout cas, je le vis comme ça.

La Palme d'or ne vous rend pas plus audible ?

Non, on remet systématiquement l'ouvrage sur le métier. À chaque projet, il faut recommencer à zéro pour convaincre. On n'a pas de carte blanche pour dix films une fois obtenue la Palme d'Or, ça ne fonctionne pas comme ça. La remise en cause est permanente. Vous savez, ce n'est pas un métier de tout repos...

Le film est promis à un succès planétaire ?

Il a été acheté dans une centaine de pays avec une très grosse vente aux États-Unis, grâce à un distributeur particulièrement offensif, ce qui explique notre position très haute pour les Oscars. C'est très valorisant.

Aviez-vous seulement imaginé un jour être en compétition pour l'Oscar du Meilleur film avec Martin Scorcese ?

Non, c'est vrai, on ne peut jamais l'imaginer. Mais maintenant qu'on en est là, on l'accepte ! (rires)

Quel est l'état de santé de la production française ?

Vaste sujet ! De mon point de vue, nous sommes à un degré maximal de vigilance. C'est très polarisé : entre les films à très gros budgets qui se financent très bien et les films à tout petit budget, il y a au milieu, là où se situe l'essentiel de notre industrie, cette grande peur de fragilité, et c'est ce milieu-là qu'il faut absolument préserver. Comme il faut préserver la mise en production des premier et deuxième films, puisque c'est la naissance de cinéastes qui permet à notre cinéma de se renouveler, de se réinventer et de durer.

Ce phénomène oppressant de rentabilité immédiate, qui nous traverse toutes ces dernières années, n'est pas la bonne façon de penser la vie d'un film. Le Ravissement, le premier long-métrage d'Iris Kaltenbäck, 70.000 entrées, a reçu le Prix Louis-Delluc et a deux nominations aux Césars. Il n'y a pas de rentabilité immédiate, mais une belle promesse d'avenir pour la réalisatrice.

Où sont vos inquiétudes : la réduction des subventions du CNC, les injonctions de la Cour des comptes ou de Bercy ?

Il faut faire attention à tout. Il ne vous a pas échappé qu'il y a un petit glissement de la gestion du CNC : on est passé de la tutelle exclusive du ministère de la Culture à une co-tutelle avec Bercy, ce qui colle au phénomène de rentabilité que j'évoquais tout à l'heure. Or, le cinéma c'est de l'art et de l'industrie, mais c'est de l'art tout court aussi. C'est pareil avec la suppression de la redevance audiovisuelle.

On peut se demander quel impact cela peut avoir sur un budget qui va être décidé tous les quatre ans par un gouvernement, ça enlève une forme d'autonomie, par exemple au groupe France Télévisions sur ce qu'il va décider d'attribuer au cinéma. Pour le moment, on ne le voit pas trop, mais il n'y a aucune garantie pour l'avenir, même si les syndicats de producteurs, de réalisateurs ou d'auteurs veillent de près à la sauvegarde de cette exception culturelle qui fait de la France un immense créateur de cinéma qui voyage dans le monde mais lui confère aussi le statut de Dernier des Mohicans.

Vous avez été solidaire du discours controversé de Justine Triet à Cannes sur la politique culturelle du gouvernement. Avez-vous une indication sur les intentions de Rachida Dati ?

Je n'en ai aucune, je ne l'ai pas rencontrée. Ce dont je suis sûre, c'est qu'il y a toujours le même travail à mener en faveur de notre exception culturelle. Qu'est-ce qu'on fait pour la stabiliser, l'améliorer, la pérenniser ? Comment gère-t-on les plateformes ? Comment rendre complémentaires l'audiovisuel et le cinéma qu'on a tendance à opposer ? Comment s'assurer que le CNC continue à rester la maison du cinéma aussi ? Comment fait-on pour protéger nos auteurs et nos scénaristes, protéger le droit d'auteur menacé par le développement de l'intelligence artificielle ?

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La grande grève aux États-Unis nous a montré les limites des plateformes sur les remontées de recettes, le partage des ressources, les salaires des acteurs et des scénaristes confrontés à la précarisation. La France est encore prémunie, mais jusqu'à quand ? Voilà des grands chantiers sur lesquels il faut rester offensif et vigilant.

Les sociétés à taille humaine comme la vôtre survivront-elles face aux géants de la production ?

Encore une fois, ce qui me fait vivre, c'est l'exception culturelle. Je ne suis pas une multinationale, une major, seulement une petite maison de production indépendante avec cinq salariés. Pour moi, le système est simple : j'ai un scénario et un auteur, c'est ma carte de visite. Je peux aller solliciter l'avance sur recettes, solliciter France Télévisions ou Canal Plus, grand allié du cinéma, solliciter des minimums garantis de mes partenaires, vendeurs et distributeurs, et ainsi monter mon financement sans avoir de fortune personnelle, sans dépendre d'un seul, mais d'une pluralité d'interlocuteurs.

Tout ce qui me permet d'être dans la maîtrise de la fabrication et de la construction de mon financement. Et ça, c'est un modèle unique que le monde entier nous envie. Des sociétés comme la mienne ne peuvent exister que grâce à lui.

Vous avez milité au sein du Collectif 50/50 pour l'égalité femme-homme et pour la diversité dans l'audiovisuel. Les choses évoluent dans le bon sens ?

Je n'y suis plus, accaparée par mille et une autre chose, mais j'ai été à l'origine de sa création et ça été bénéfique, je pense. On a obtenu des choses qui n'étaient pas si évidentes il y a peu, notamment des jurys paritaires, une attention particulière portée à la présence des femmes dans diverses compétitions de festivals de catégorie A, et on en rencontre de plus en plus dans les écoles de cinéma pour solliciter des postes de réalisatrice, de scénariste, d'ingénieur du son, etc. Mais, là encore, rien n'est définitif, il ne faut surtout pas baisser la garde, car on n'est pas à l'abri de retours en arrière. C'est un peu comme le droit à l'avortement, tout ce qui a trait aux femmes et à l'égalité, ça reste fragile.

Quels sont vos prochains projets ?

Le projet de Laurent Cantet va se tourner à La Ciotat au mois d'août et le tournage du film de Léa Mysius, la réalisatrice d'Ava et des Cinq diables, qui adapte le thriller de Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, est prévu en octobre en région parisienne. Enfin, fin février en compétition officielle à Berlin, nous présentons Langue étrangère, le nouveau film de Claire Burger.

Produire un film corse vous tente ?

Le cinéma corse est dynamique et incroyable de talent et d'audace, comme le montrent les films de Thierry de Peretti, de Frédéric Farrucci et d'autres encore. J'aimerais beaucoup produire un film corse, bien sûr, ça viendra forcément.

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Commentaires 9
à écrit le 22/02/2024 à 8:57
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Je ne vais plus voir de comédie française au cinéma.Des navets ou films alimentaires.Si c’est ça,l’exception culturelle française,je m’en passe.

à écrit le 22/02/2024 à 8:51
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Moi j'aimerais bien que l'on me définisse déjà cette "exception culturelle française" et comment elle se traduit. La France est une exception dans le monde c'est évident mais d'en faire un marché de privilégiés ne me semble pas bon du tout d'abord et...

à écrit le 22/02/2024 à 8:07
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Selon contribuables associés et la cour des comptes seulement 2% des flims français rentrent dans leurs frais et 30% n'atteignent pas 20000 entrées.Le tout financé avec nos impots alors qu'il y a de plus en plus de "productions". Je suis toujours éto...

le 22/02/2024 à 9:11
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Selon un rapport du Sénat, la production cinématographique française a été financée à hauteur de 31 % par des fonds publics en 2022, soit un montant astronomique de 1,7 milliard d’euros.Selon les chiffres du Centre national du cinéma et des films ani...

à écrit le 21/02/2024 à 17:28
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On est incapable de concurrencer les autres alors se met à part !!

à écrit le 21/02/2024 à 15:50
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Les ayatollahs du marché ont en effet du mal à comprendre qu'à partir du moment où on rentre dans l'immatériel, la taille et l'homogénéité du marché interne conditionnent grandement la capacité ou non à jouer dans la cour des grands... On pourrait aj...

à écrit le 21/02/2024 à 14:58
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ça n'existe pas l'exception culturelle ! elle est pour les monument historique, mais sinon cela n'existe pas ! c'est un fantasme pour permettre le financement du cinéma français pour y mettre les potes et la bourgeoisie ! car question cinéma, on ne p...

à écrit le 21/02/2024 à 14:15
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A t'on des chiffres en enlevant le remboursement des frais pour faire le film ( ce que dans le cinéma français on appelle film "rentable" ), combien de films français en nombre d'entrées ont rapporté de l'argent ? Le cinéma Français à part "l'excepti...

à écrit le 21/02/2024 à 13:44
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L'exception culturelle française ou comment se complaire dans la médiocrité financée par nos impôts...

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