Claire Gibault, les combats d’une cheffe

Initiatrice de La Maestra, seul concours mondial de direction d’orchestre réservé aux femmes, Claire Gibault poursuit ses engagements citoyens.
Alexis Campion
Claire Gibault a derrière elle une longue carrière de cheffe, engagée.
Claire Gibault a derrière elle une longue carrière de cheffe, engagée. (Crédits : © Jean Baptiste Millot)

Il y a dans l'inflexion de sa voix une douceur, une patience et une attention au silence qui contredisent son allure de dame brune plutôt rieuse et assurée. Claire Gibault ouvre la porte de son appartement, au dixième étage d'une résidence conventionnelle du 15ᵉ arrondissement où elle vit. Tout en longueur, bordé d'étagères débordant de partitions, son salon de musique jouit d'une vue imprenable sur Paris à laquelle la musicienne, lorsqu'elle étudie à son piano, curieusement, tourne le dos. À la veille de la troisième édition de La Maestra, le seul concours international de cheffes d'orchestre, organisé par la Philharmonie et le Paris Mozart Orchestra depuis 2020, la musicienne âgée de 78 ans, regard franc et brillant, choisit ses mots avec soin pour raconter son chemin de cheffe engagée au nom de la parité dans l'univers historiquement sexiste de la musique classique.

Fondatrice en 2011 de son propre orchestre indépendant, le Paris Mozart Orchestra, Claire Gibault a derrière elle une longue carrière de cheffe à l'Opéra de Lyon, et en Italie, où elle a été l'assistante de Claudio Abbado. Elle a aussi été un temps, entre
2004 et 2009, députée européenne centriste et à ce titre rapporteuse de textes sur le statut des artistes ou sur la place des femmes dans le spectacle vivant. Elle précise dans la foulée, non sans fierté, qu'elle est aussi mère de deux enfants adoptés au Togo
qu'elle a élevés seule, sujet qu'elle ne sépare pas de sa vie artistique ni de ses engagements : « Je crains qu'aujourd'hui les jeunes filles ne se rendent pas compte de tous les combats que nous avons menés à l'époque où ne serait-ce qu'avoir son propre
compte en banque était compliqué. J'en ai souffert, mais j'ai été très obstinée et cela m'a procuré les plus grandes joies. Même quand je sentais que ma notoriété de cheffe compliquait mes relations avec mes compagnons, ma passion pour la musique était toujours plus grande, primordiale. J'ai appris à faire en sorte que mon bonheur ne dépende pas de celui des autres. »

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Mais le chemin vers ce bonheur indépendant fut sinueux, et Claire Gibault, soucieuse de soutenir la nouvelle génération des che es d'orchestre, n'hésite pas à en dénoncer les embûches. Dans son autobiographie (La Musique à mains nues), elle raconte la dureté d'un monde musical « fait de compétition, de pouvoir, de rivalités » : « En commençant à diriger, j'ai découvert que ce n'était pas le jardin d'éden que j'avais imaginé... La petite fille du Mans ne s'en doutait pas. » Fille d'un modeste professeur de solfège, elle a eu dès 4 ans l'avantage d'être familiarisée sans heurts au langage musical, bien avant de prendre conscience de la violence du monde adulte. « J'adorais mon père, j'étais heureuse qu'il soit fier de moi et surtout, je parlais très peu, j'étais une petite fille très muette, la musique me servait de refuge, de langage. »

Le jour où on a marché sur la Lune, une femme a dirigé un orchestre !

Adolescente, elle s'impose violon solo mais sent déjà que la direction d'orchestre pourrait bien être sa voie. « Quand il était occupé, le directeur du conservatoire du Mans me demandait de le remplacer pour diriger et j'ai tout de suite aimé. J'étais toujours première, excellente élève, volontaire, mais sans doute trop angoissée pour devenir concertiste. » En 1969, à 23 ans, elle porte une jupe courte et des socquettes
pour passer son diplôme de direction à Besançon - les pantalons sont alors interdits aux filles - et entre aussitôt dans la légende. Elle partage la une de France-Soir avec les astronautes américains qui, le même jour, ont marché sur la Lune ! En dessous de l'article vedette sur Neil Armstrong, celui, plus modeste, consacré à Claire Gibault constate un tout autre exploit : « Une femme a dirigé un orchestre ! » Elle ne se lasse pas de l'anecdote pour dire « l'incroyable disproportion » dans laquelle il lui aura fallu persévérer.

« C'est vrai, insiste-t-elle, j'ai reçu beaucoup de condescendance et d'arrogance au cours de ma carrière, parfois même de l'agressivité. Je me souviens par exemple d'un violoncelliste de Bratislava. Il disait qu'il ne comprenait rien à mes gestes et le faisait savoir très fort, très méchamment, à tout l'orchestre, créant ce genre de moment gênant où l'on brade le travail musical et n'arrive plus qu'à se concentrer sur les relations humaines... » Un environnement difficile dont elle a expérimenté les affres et les pièges dès ses débuts, en tant qu'assistante de l'hyper exigeant John Eliot Gardiner, réputé terrible. Elle tiendra six ans. « Avec Gardiner pour modèle, je m'étais convaincue qu'il n'y avait pas de talent sans tyrannie, mais c'était aussi une façon de me défendre contre les réactions machistes insinuant que je devais plus ma réussite à mon physique qu'à mon talent. Je surréagissais... »

Si elle ne cache pas avoir été elle-même traitée, et parfois à juste titre, de « pinailleuse tyrannique », Claire Gibault a su mettre de l'ordre dans sa pratique et assagir son ego auprès de son mentor Claudio Abbado. « Un homme d'une gentillesse et d'un respect
sans égal, toujours constructif, positif. Nous avions une très grande complicité. » Un compagnonnage avec lequel elle parachèvera son expérience tout en l'apaisant pour lui donner une dimension éthique qu'elle juge essentielle. En 2011, lorsqu'elle fonde le Paris Mozart Orchestra, c'est avec une charte de valeurs engageant chacun de ses musiciens contre les discriminations et en faveur de projets pédagogiques joués dans les écoles et les hôpitaux. « Avec le PMO, nous voulons nous inscrire dans des contrats sociétaux chargés de sens », résume-t-elle. Ledit orchestre produit chaque année un mélologue : un spectacle court mêlant concert et textes parlés autour d'un thème fort comme la biodiversité, l'apartheid ou la place des femmes dans le monde.

C'est dans cet esprit que, tout naturellement, le PMO œuvre avec elle à l'organisation de La Maestra, pour laquelle chaque année plusieurs œuvres sont rejouées autant de fois que le concours l'exige afin de départager la douzaine de concurrentes en lice. « C'est
un orchestre de bonne humeur et de générosité, garantit Claire Gibault. Ils ont à cœur d'être disponibles pour chaque interprétation. Penser qu'un orchestre puisse être un groupe homogène reste une utopie, c'est sûr, mais au PMO, au moins, on n'a pas d'emmerdeurs. C'est déjà ça. »

Alexis Campion

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