Édouard Baer, Dalí et lui

ENTRETIEN - L’acteur joue toute la fantaisie du peintre catalan dans le nouveau film de Quentin Dupieux. Une folie décalée qu’il incarne à merveille.
Charlotte Langrand
Édouard Baer, Dalí et lui.
Édouard Baer, Dalí et lui. (Crédits : © CYRILLE GEORGE JERUSALMI POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Penché sur un grand ours empaillé chez le taxidermiste parisien Deyrolle, Édouard Baer prend la pose devant l'objectif avec une mine grave : « Les choses les plus loufoques doivent être faites avec le plus grand sérieux ! » explique-t-il. Déjà acteur, metteur en scène, réalisateur, homme de radio et maître de cérémonie, Édouard Baer nous revient en... Salvador Dalí ! Ou plutôt dans la peau d'un des six acteurs incarnant le peintre dans Daaaaaalí !, le nouveau film de Quentin Dupieux (lire ci-contre). Un artiste fantaisiste dont le décalage permanent va comme un gant à notre homme-orchestre qui peaufine aussi son nouveau spectacle, Ma candidature, au Théâtre Antoine. Entretien avec un angoissé optimiste, qui se méfie de l'esprit de sérieux... et du titre des interviews.

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La Tribune Dimanche : Quentin Dupieux dit qu'il est « entré en connexion avec la conscience cosmique de Dalí » pour faire ce film, qui est l'anti-biopic par excellence. C'est ce qui vous a plu dans ce film ?

Édouard Baer : Cette phrase bien cinglée à la Dupieux veut dire qu'il n'a pas voulu « percer le mystère » de Dalí. J'aime beaucoup ça. Dupieux respecte le personnage extravagant que Dalí s'est composé. Et créer un personnage, c'est d'une générosité dingue : Dalí a inventé une icône, avec sincérité et folie. En s'habillant le matin, il se disait « Qu'est-ce que Dalí va faire aujourd'hui ? » Dupieux a voulu faire un film aussi singulier et sincère, avec sa folie à lui. Il fait aussi attention à ne pas faire des films intellos ou opaques, il est obsédé par l'idée de faire rire : on entre donc dans une folie joyeuse, avec des gags assez spectaculaires...

Comment vous a-t-il proposé le rôle ?

C'est moi qui suis allé le voir pour lui dire que j'aimais beaucoup ses films, car quand on admire des gens, il faut le leur dire ! Il m'a annoncé : « Je vais faire un Dalí à six personnages, viens en faire un ! » [Ironique.] J'étais furieux de ne pas être le seul ! Je rigole... C'était très joyeux car, pour moi, Dalí, c'est le personnage de la télévision de mon enfance... On a vécu sa fin tragique presque en direct, il existe plein d'archives et d'images de lui. Chacune de ses apparitions est une œuvre d'art ; c'est drôle ou pas, c'est fou, c'est extravagant : il transforme le quotidien. Et le but dans la vie, c'est de rendre le quotidien extraordinaire. Tout à coup, il y a un type qui arrive avec des choux-fleurs dans sa voiture, qui téléphone sérieusement avec un homard à l'oreille et qui, voilà, apporte de la folie à la vie. Et ce n'est pas de l'« absurde » - le mot est trop galvaudé. C'est de la fantaisie !

Dali et lui

Quentin Dupieux tourne beaucoup de films, sur des temps courts... Comment s'est passé le tournage ?

Dans une ambiance électrique parce que Dupieux est un « homme-film », qui fait tout : c'est lui qui cadre, ce qui est rare, il est dans un état de transe et quand il trouve ça bien, il crie : « C'est mythique, mythique ! » Et nous, acteurs, sommes portés par cet enthousiasme. Ensuite, il va voir la scène sur sa petite télé pour être sûr qu'elle est bonne. Il ne crée pas le film au montage mais pendant le tournage, c'est complètement dingue !

Il existe encore des Dalí aujourd'hui

Édouard Baer

Comment avez-vous composé le personnage ?

Pour ce rôle, c'est particulier : on joue le spectacle de Dalí, pas sa psychologie. Donc le but est plutôt de « s'imprégner » de lui. Pendant le tournage, je regardais en boucle ses vidéos et ses interviews : son phrasé, cet œil et ce masque ! Il ne cille jamais, ne sourit jamais et puis, comme si on appuyait sur un bouton, il se lance dans des extravagances, avec un calme... Et d'un coup, comme les poètes, il double une consonne, « rrrrrr », s'arrête et lance : « Quelqu'un a noté ça ? ! » C'est un état de mégalomanie permanente et de certitude d'être son propre chef-d'œuvre.

Dali et lui

Est-ce que vous avez la nostalgie d'une époque prétendument plus légère, le temps des Jean Rochefort ou des Michel Serrault ?

Un peu, parce que c'est mon enfance... Mais c'est trop facile d'être nostalgique, c'est une paresse intellectuelle : chaque personne qui passe 50 ans pense que c'est une catastrophe, que c'était mieux avant. C'est faux : regardez les merveilleux Quentin Dupieux, Jonathan Cohen, Blanche Gardin, Jamel Debbouze ou Florence Foresti ! J'ai une admiration totale pour Jean Rochefort ou Michel Serrault mais il ne faut pas désespérer d'aujourd'hui : l'époque est pire mais les gens trouvent des solutions. Il faut s'intéresser à notre époque avec des yeux plus curieux et plus enthousiastes que cela. Il existe encore des Dalí aujourd'hui ! Dans nos familles, chez nos copains, il y a de la fantaisie et de l'extravagance : des gens libres qui ont décidé que rien n'était grave alors qu'ils vivent des drames comme tout le monde... Mais aujourd'hui ces personnages n'intéressent plus les médias, qui nous ramènent au devoir de sérieux.

C'est pour cela que vous allez chercher des inconnus pour vos spectacles ou vos émissions de radio ?

Cela m'amuse beaucoup. Je tiens cela de mon père, qui était un type « de comptoir ». Et l'idée du comptoir, c'était dingue : un petit mélange social au cœur des villes puisque pour 1 euro vous pouviez rester là une demi-heure et croiser des gens très différents autour d'un café. Je vais donc chercher des gens de tous les âges, de tous les milieux, des vogueurs, un magicien, une chanteuse... Il faut juste les regrouper et le public est enchanté : les gens aiment toujours la fantaisie. D'ailleurs, le public des films de Dupieux, c'est dément : des salles entières de jeunes de 25 ans qui se bidonnent... Le sujet est pourtant particulier et le film, loufoque ! Il y a une demande pour ce genre de créations et cela pousse des artistes, des créateurs, des humoristes à sortir du bois pour s'exprimer. Je suis persuadé que beaucoup de mouvements comme celui-là apparaissent en ce moment, au théâtre comme au cinéma.

Êtes-vous préoccupé par les affaires qui secouent le cinéma actuellement ?

Les rapports homme-femme - leur évolution, leur remise en question - m'intéressent dans la vie en général... Mais c'est tragique de faire croire que le cinéma est un milieu qui serait plus impur que les autres car cela concerne tous les métiers hiérarchisés, surtout là où le pouvoir est tenu par les hommes. Chez les gens de la « vieille » génération, surtout des années 1950, il y a l'idée que le lieu de travail appartenait aux hommes, tout comme la rue, les cafés... Nous venons de ce monde-là. Mais ce n'est pas, moi, ce que j'ai vécu dans le cinéma, ce débat entre nous n'est pas généreux pour le public. Mais je suis un peu maladroit sur cette question, je ne veux surtout pas empêcher la parole de se libérer... Rien n'est plus abominable que de faire taire les gens. Tout a été dit et son contraire. Après, de là à être pris au piège du commentaire... Ce que je dis ici va bouffer le propos du film : le système médiatique est tel qu'on va prendre une petite phrase pour Internet, une autre pour Twitter...

Vous pratiquez pourtant beaucoup les médias, à votre façon...

Oui mais je ne suis pas journaliste. Il y aurait un gros travail de réflexion à faire chez les journalistes... C'est tellement tentant de voir une phrase de leur interview reprise partout que la norme, c'est de chercher le clash ou le buzz. Il y a trop de concurrence entre Internet, la télé, les chaînes d'info en continu... Ce sont des parts de marché ! Si la presse écrite veut perdurer, elle doit être plus provocante via Internet. Avec les chaînes d'info en continu, quand une voiture brûle, elle brûle 40 fois de suite...

Dali et lui

Vous êtes également célèbre pour vos improvisations hors pair... Est-ce que, comme Dalí, vous vous êtes créé un personnage ?

Dans la vie, pas du tout, je n'ai pas la générosité ou la folie pour composer un tel personnage. Ou seulement un petit peu pendant les interviews : j'improvise, mais c'est pour ne pas ennuyer, pour transformer des moments de travail en moments de vie ! On ne me le demande pas, c'est moi qui me lance. Je ne me sens pas enfermé dans ce rôle, au contraire : je me méfie de l'esprit de sérieux qui peut vous mener à asséner de grandes phrases sur l'air du temps. Ce serait tragique d'être enfermé dans des phrases comme « Édouard Baer violemment contre l'époque ». Cela m'angoisse beaucoup plus que de dire trois conneries ! Je préférerais un titre idiot comme « Édouard Baer a mis son chapeau sur son pied ».

Est-ce cela que le public aime chez vous, cette personne angoissée qui arrive à se sortir d'elle-même pour exhorter d'autres personnes aussi angoissées qu'elle à se lever le matin malgré tout ?

Sans doute parce qu'il sent que j'ai moi aussi besoin de cette exhortation à me lever. C'est comme la scène : il ne faut pas être trop fort sur une scène, que les gens sentent que c'est fragile. Moi, j'adore les « enthousiasmeurs ». L'enthousiasme est aussi intéressant que l'accident, la violence ou le buzz. Tout à coup, on a quelqu'un sur scène, un médiateur, qui nous fait partager une étrangeté, une poésie, une sincérité, une beauté... même une drôlerie. Et c'est justement parce que la vie n'est pas drôle qu'il faut en rire.

Charlotte Langrand

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