Ernest Pignon-Ernest, de la rue à l’Académie des beaux-arts

Collés dans les rues du monde entier, ses portraits de papier sont des hommages à des femmes et des hommes libres. Ses œuvres sont exposées à l’espace Louis Vuitton de Venise à l’occasion de la Biennale, qui s’ouvre le 20 avril.
Ernest Pignon-Ernest en juin 2022
Ernest Pignon-Ernest en juin 2022 (Crédits : © LTD / FRED TANNEAU/AFP)

Les murs parlent parfois. Depuis les années 1960, Ernest Pignon-Ernest est le premier à avoir choisi d'apostropher le passant en collant ses dessins poétiques et politiques sur murs, façades de bâtiment, bunkers ou Abribus. Les œuvres permettent à Ernest Pignon-Ernest d'afficher ses réflexions, de questionner notre société. EPE a mal au monde, celui des hommes qui se font souffrir. Ses dessins représentent toujours des femmes et des hommes grandeur nature. À même hauteur d'yeux, œuvres et passants se retrouvent en tête à tête. Ses dessins ne sont pas là pour faire joli. Ils sont des alertes, des piqûres murales de rappel quant à la condition humaine. Les œuvres qui surgissent des murs sont des fantômes qui viennent gratouiller nos consciences.

Les dessins disent au passant que l'humanité est inhumaine, que la peur des hommes, leur peur de la différence, conduit à l'intolérance, donc à la souffrance. Le monde est violent. Il est aussi composé des passants qu'EPE interpelle. Des œuvres pour adoucir le monde ? EPE est né en 1942. La veille du jour où l'écrivain-conteur Stefan Zweig se suicida tant il avait, lui aussi, mal au monde. Quelle incroyable concomitance. Mais si EPE a mal aux autres, il n'en est pas pour autant dépité par les humains. Il en admire certains. Il n'est pas sûr qu'il ait admiré ses parents, en tout cas par leur destin. Ils ont plutôt subi leur vie. La mère d'EPE était coiffeuse et le père, brutal, travaillait aux abattoirs. EPE les quitte à 16 ans. Il ne veut pas subir. Pour avancer, lui manquent des héros, des exemples.

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Et le choc fut. EPE découvre Picasso dans Paris Match. Ce dernier sera le premier artiste admiré. Il conduira indirectement Ernest à l'art. Depuis toujours, EPE est attiré par celles et ceux qui ont des convictions, parfois morts pour leurs idées. Ernest est abasourdi par le talent de Rimbaud, fasciné par le courage de Pasolini, par la liberté audacieuse de Camus, Neruda, Artaud, Genet, Thérèse d'Avila, Gisèle Halimi. La plupart sont représentés dans ses œuvres, à commencer par Rimbaud dont EPE a collé le visage dans les rues de Charleville-Mézières où le poète est né. EPE a dessiné un Pasolini se portant mort dans ses propres bras comme la Vierge porta Jésus. Cette œuvre devenue emblématique a été collée partout où Pasolini fut, jusqu'à la plage où il a été assassiné.

Ernest a aussi collé à même le trottoir le dessin d'une femme assise agonisant à la suite d'un avortement clandestin. Elle offre sa détresse à la rue. Le dessin fut imaginé alors que Gisèle Halimi se battait pour le droit à avorter. Une fois affichées, les œuvres d'Ernest deviennent des plaques commémoratives éphémères rappelant un être ou un événement. Le temps les effacera. Ernest est né dans un milieu où il n'y avait pas de culture, pas de héros. Aujourd'hui sont affichés sur les murs des lieux où il travaille les photos, lettres, dessins, dédicaces de celles et ceux qui l'ont influencé, inspiré, soutenu.

Depuis toujours, Ernest est attiré par celles et ceux qui ont des convictions, parfois morts pour leurs idées

Il vit, travaille à côté de ces murs d'admiration. Ernest Pignon-Ernest a besoin d'être rassuré par ceux qu'il estime. Une différence majeure le sépare des artistes qui ont pignon sur rue, qui exposent dans les musées, les galeries, leurs œuvres sont visibles pour les siècles des siècles, pas celles d'Ernest Pignon. La météo et le temps qui passe dévorent inéluctablement ses dessins sérigraphiés. La fierté du maestro est que les passants ne les déchirent pas, preuve de leur beauté, de leur force poétique. Si Pignon-Ernest aime les poètes, c'est qu'il en est un lui aussi, un poète de rue. L'artiste est moderne par le choix de la rue comme lieu d'exposition, il est un classique par sa façon de dessiner digne de grands maîtres. Ses pairs ne se sont pas trompés.

Ernest Pignon-Ernest, de la rue à l’Académie des beaux-arts

À gauche : « Pasolini assassiné - Si je reviens », à Rome en 2015. Au centre : étude pour le même Rimbaud (2000). À  droite : affiche représentant Arthur Rimbaud, place de la République (Paris 10e ), en 1978. (Crédits: COURTESY GALERIE LELONG & CO./© ERNEST PIGNON-ERNEST/ADAGP,PARIS 2024)

Le gamin des abattoirs est entré à l'Académie des beaux-arts en novembre 2023. Ernest Pignon-Ernest vit dans un lieu illustre, La Ruche, dans le 15e arrondissement de Paris. Une cité pour artistes, cachée, hors du temps, charmante et verdoyante où sont passés Modigliani, Brancusi, Léger, Laurencin ou Chagall. Y résident aujourd'hui encore nombre d'artistes, loin de vivre de leur art. Ernest accueille, affable, les yeux pétillants, le sourire franc, l'œil malicieux. L'homme est rapide, séducteur, astucieux. Dans le prolongement de ses yeux, ceux de la femme de sa vie, plus de soixante de compagnonnage, Yvette, même « pétillance ».Dans le bureau d'Ernest, des tonnes de livres, un bureau-planche à dessins, des crayons usés. Et le geyser jaillit...

« Pourquoi la souffrance est-elle si présente dans vos œuvres ?

- Il y avait une pietà dans la petite église de mon village, dans l'arrière-pays niçois. Gamin, sa souffrance a résonné en moi. Je suis né en 1942, en pleine guerre ; qu'ai-je vu, entendu ? Mes parents étaient très pauvres. J'ai vu en cette pietà leurs souffrances tout en étant ébloui par sa beauté. La Pietà de Michel-Ange, c'est cette alchimie, la totale beauté de l'œuvre et la fracassante souffrance exprimée par la sculpture.

- L'écrivain et cinéaste assassiné Pasolini semble être toujours une de vos œuvres emblématiques, pourquoi ?

- Mais Pasolini incarne encore aujourd'hui la violence du monde, son intolérance, son appauvrissement moral. Sa vie a été torturée par l'intolérance. Il en est mort.

- Vos œuvres sont éphémères, exposées dans la rue. Un peu paradoxal d'avoir une expo comme celle de l'espace Vuitton à Venise ?

- Normalement, je ne devrais pas faire d'expositions puisque mes œuvres sont réalisées in situ, ce qui fait leur fragilité et leur force, mais les expos servent à expliquer mon processus créatif, le pourquoi des œuvres, des lieux choisis, le moment précis où je les colle. Tout cela fait partie de ma palette. Exposer, c'est la dévoiler. »

Ernest Pignon-Ernest est admiré par les nouvelles générations, notamment par la star planétaire JR, mais il n'a pas eu de vaste installation dans une institution publique depuis un moment. Certes, l'homme est hybride, dessinateur académique et artiste de rue, mais le poète ne mérite-t-il pas davantage de reconnaissance ?

Ernest Pignon-Ernest en 5 dates

1942 Naissance à Nice

1966 Colle sur les murs d'un site de lancement de missiles nucléaires l'ombre d'un homme soufflé par l'explosion à Hiroshima

1979 Exposition au musée d'Art moderne de Paris

2015 Investit Naples et Rome avec le dessin de Pasolini portant Pasolini mort

2023 Entre à l'Académie des beaux-arts

EXPOSITIONS

« JE EST UN AUTRE »

Espace Louis Vuitton Venezia, Calle del Ridotto 1 353.

Galerie Lelong & Co., 13, rue de Téhéran (Paris 8e).

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