« Les Yeux de Mona » ou l’exploration (méta) physique du pouvoir de l’art

L’historien de l’art Thomas Schlesser se fait romancier pour offrir, à travers 52 œuvres, une sorte de nouveau « Monde de Sophie ». Visite guidée.
(Crédits : © MARIE GENEL)

Dans les allées presque vides du musée d'Orsay, lundi, un dandy dégingandé installé devant Champ de blé aux corbeaux de Van Gogh déclame Les Corbeaux de Rimbaud. Les vers « Laissez les fauvettes de mai / Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne, / Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir, /La défaite sans avenir » couvrent le bruit des perceuses en ce jour de fermeture au public. « Rimbaud est le double symbolique de Van Gogh », s'enflamme l'historien de l'art Thomas Schlesser devant des journalistes français, italiens, espagnols, américains, hongrois et polonais.

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Albin Michel a sorti le grand jeu pour le lancement des Yeux de Mona, le roman hors norme de Schlesser. Mona, 10 ans, risque de perdre la vue, et son grand-père Henry souhaite l'emplir des beautés du monde, auxquelles les musées donnent « un accès fulgurant et synthétique » selon Schlesser. Le mercredi, ce duo se rend donc dans les collections permanentes du Louvre, d'Orsay et de Beaubourg pour découvrir, à chaque fois, une seule et unique œuvre. Le livre en compte 52, offrant un panorama de l'histoire de l'art de Botticelli à Soulages. « Si, par malheur, Mona devenait un jour aveugle à jamais, elle jouirait au moins d'une sorte de réservoir, au fond de son cerveau, où puiser des splendeurs visuelles », lit-on dans le roman.

Selon le même rituel, chaque séance s'ouvre sur une phase d'observation silencieuse, se poursuit par une discussion autour de l'œuvre et se termine par une leçon, un « précipité moral ou philosophique ». « L'idée est de s'impliquer dans une œuvre avant de l'expliquer », explique Thomas Schlesser, qui cependant n'a pas le temps en ce lundi matin de laisser son assistance gamberger devant le Labourage nivernais de Rosa Bonheur. Nous avons pris du retard. La faute à Nicolas Sarkozy. L'ancien président de la République s'offre une visite surprise de l'exposition star « Van Gogh à Auvers-sur-Oise », qui se termine ce 4 février, mobilisant notre hôte, Christophe Leribault, président d'Orsay et de l'Orangerie.

« Boucle de rétroaction positive »

Fin orateur à la chevelure romantique, Thomas Schlesser tient son auditoire en haleine. Le prof à Polytechnique ne lésine ni sur les gestes ni sur les modulations de voix. Il questionne, bouscule. Face à la toile de Rosa Bonheur, il n'attaque pas directement sur les lignes de fuite mais s'intéresse aux mottes de terre, que son héroïne associe à Charlie et la chocolaterie en raison de leur onctuosité. Les fausses pistes nourrissent le débat entre le grand-père, figure du savant, et la fillette, incarnation de l'immédiateté des sensations. Et ça fonctionne ! Schlesser enchaîne sur la vie hors norme de Rosa Bonheur, s'intéresse à la technique esthétique de l'« admoniteur » (personnage qui invite le spectateur à participer au tableau) et finit par citer Jeremy Bentham et Jean-Jacques Rousseau, premiers penseurs de la condition animale. Son roman, à son image, est érudit et accessible, offrant des clés de lecture multiples. Flairant le best-seller, les éditeurs étrangers ont acheté dans 26 pays ce « Monde de Sophie » de l'art. Le texte ne se borne pas aux considérations sur la forme, il donne des leçons de vie. Et Schlesser de citer Cézanne : « Il faut aller au Louvre par la nature et revenir à la nature par le Louvre. » Il précise cette pensée qu'il fait sienne : « Il n'y a pas d'un côté l'environnement extérieur et de l'autre sa représentation esthétique. La vie et l'art sont enchevêtrés et se nourrissent. Les physiciens parlent d'une boucle de rétroaction positive. »

Si le directeur de la Fondation Hartung Bergman pioche parfois dans la culture populaire, de France Gall au Velvet Underground, ses références restent surtout littéraires. « Ma sensibilité au monde de l'art n'est pas venue par les beaux-arts, mais par la poésie. Adolescent, j'ai découvert Guillaume Apollinaire puis Rimbaud. Ce n'est qu'à 18 ans que j'ai commencé à aller dans les musées et précisément à Orsay. » D'ailleurs, si la fiction est prétexte à pédagogie, elle n'en est pas moins réussie. Schlesser appréhende avec finesse les relations intergénérationnelles et parvient à saisir ce passage, juste avant le collège, où l'on quitte le continent de l'enfance pour entrer dans l'adolescence. Enfin, d'un point de vue formel, il émane une élégance surannée de l'écriture des ekphrasis. Si la jaquette se déplie pour découvrir les 52 œuvres, dans le corps du texte, ce sont les mots qui nous les font voir. Nos yeux s'en souviendront.

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