François-Marie Banier, tout est dans la gaufrette

EXCLUSIF - L’écrivain-peintre-photographe livre ses « Dialogues interrompus » – par leur mort – avec Aragon, Nathalie Sarraute, Lili Brik et Charles de Noailles.
François-Marie Banier, mercredi au Jardin du Luxembourg à Paris.
François-Marie Banier, mercredi au Jardin du Luxembourg à Paris. (Crédits : © AMBROISE TÉZENAS POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Il nous attend dans la rue. François-Marie Banier ne s'embarrasse pas d'un bonjour, ni de rien d'autre d'ailleurs. « Vous n'avez pas été stupéfaite ? » il interroge, l'œil pressé-pressant. On n'a pas ouvert la bouche que, décidément très impatient, il nous tend une nouvelle perche, plus grosse encore : « Je me suis relu hier, j'étais subjugué. Je suis ahuri par ce qu'Aragon m'a donné, par ce que Nathalie Sarraute m'a donné. Sans vanité, je suis stupéfait. C'est du niveau des Nourritures terrestres ! Il vaut mieux le dire soi-même que d'attendre que ça vienne des autres, non ? » On n'est pas encore entrée dans son atelier que déjà on est au théâtre. L'acteur est impayable, émouvant, insupportable. Et sincère. C'est sans doute ça le plus désarmant. Sa sincérité. Ses contempteurs le tiennent pour un poseur. Si seulement. Ses poses, il y croit plus qu'en lui-même. Il se confond avec elles. Et il finit par vous donner envie d'y croire aussi. « Ce livre est le plus important de ma vie. » La porte se refuse à lui, il se débat avec le code, s'y reprenant à dix fois - sans exagérer... -, ça ne l'agace même pas, il est ailleurs, il est dans... Gide : « Nathanaël, je t'enseignerai la ferveur », déclame-t-il. Il est tellement sérieux que ce n'est pas drôle. « Et cette ferveur, je l'ai eue tout de suite », poursuit-il.

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Ses professeurs de ferveur se nomment donc Aragon et Sarraute, mais aussi l'actrice Lili Brik (sœur d'Elsa Triolet, femme fatale à laquelle pas un homme n'a résisté, symbole de l'amour libre et du pouvoir des femmes dans la Russie postrévolutionnaire) et le vicomte Charles de Noailles (mécène, botaniste et mari d'une amie chère de Banier, Marie-Laure de Noailles). Ce sont ses dialogues avec ces quatre êtres hors norme ayant fait son éducation - poétique, sentimentale, mondaine, essentielle - que Banier nous donne à lire dans ce livre désespéré d'intensités et badigeonné de fulgurances insensées. « Ce que je veux que les gens comprennent en lisant ce livre, c'est comment quitter sa classe et entrer chez les autres comme on enfile un gant. C'est fou que je sois arrivé à faire parler des gens si secrets. Je les fais parler du mystère de leur équilibre et de ce qu'ils peuvent donner à l'autre pour lui apprendre à être lui-même. » Équilibre, c'est le dernier mot qui nous serait venu à l'esprit pour parler de ces déséquilibrés d'exception. Mais on ne va pas pinailler... Surtout que la grille a fini par s'ouvrir ; on se retrouve enfin dans l'atelier ; l'écrivain-peintre-photographe désigne des œuvres dans tous les coins : « J'ai fait 1 500 000 clichés, vous voulez les voir ? » On lui rétorque qu'on préférerait s'asseoir et parler du livre. Sa bouche esquisse une mimique réprimandée. Ne manque que Brel : « Finalement, finalement, il nous fallut bien du talent, pour être vieux sans être adultes. » L'enfant-artiste au pantalon peinturluré - mais à la veste noire Saint Laurent « made in Italy » - nous conduit autour d'une table basse où sa gouvernante a posé un plateau avec une assiette remplie de gaufrettes au chocolat, du Coca, et des verres. Il reste debout, nous aussi. « Où est votre place ? » s'enquiert-on quand on comprend qu'il ne sait pas y faire. La voix qui nous répond est comme changée ; le grondement est devenu un chuchotis : « Nulle part... c'est le drame... » On se résout à lui désigner un petit canapé. Il attrape une gaufrette. « Te dire que tu seras heureux un jour ? Je ne voudrais pas te décourager, mais je n'y crois pas », lui a proclamé Aragon le 31 janvier 1971, alors qu'ils étaient chez le poète, rue de Varenne, en train d'écouter des disques de Jeanne Moreau et d'Édith Piaf. « Et vous avez vu ce qu'il m'a dit au téléphone [le 17 janvier 1971] ? "J'ai peur pour toi. Tu crois à l'existence de gens qui n'existent pas." C'est une phrase qui change la vie ! » Il a oublié de manger la gaufrette, toujours dans ses mains, le chocolat a fondu, il se lèche les doigts. Il ne mentionne pas que lorsqu'en 1969 paraît son premier roman, Les Résidences secondaires ou La Vie distraite (Grasset), Aragon écrit alors dans un article des Lettres françaises : « C'est l'être le plus fou, le plus généreux, le plus drôle que l'on puisse rencontrer. » Pas davantage que, deux ans plus tard, au moment où il publie son deuxième roman, Le Passé composé, Aragon prédit qu'il sera un jour « le peintre le plus cruel et le plus gai du temps qui sera le sien ».

Ce que je veux que les gens comprennent en lisant ce livre, c'est comment quitter sa classe et entrer chez les autres comme on enfile un gant

Banier a désormais une paire d'années de plus qu'Aragon quand ils ont commencé d'être amis : « C'était un homme dans la vérité de sa fougue créatrice qui, à 74 ans, est capable d'écrire du matin au soir, et de s'intéresser à des jeunes gens, des inconnus, et de les aider, et de se lancer dans un livre comme Théâtre-Roman... » À cet instant, la voix se casse pour dévaler la pente du maniérisme : « C'est moi qui avais trouvé le titre... », susurre-t-il. La seconde d'après, il s'emporte : « Toutes les bêtises qu'on a entendues sur lui pendant cinquante ans, que c'était Elsa Triolet qui l'avait fait communiste et tant de choses démentes. Il faut quand même rétablir les choses, rétablir la vérité ! » Et sans transition, sans même reprendre son souffle, il se met à tempêter contre « tous les mensonges » qui ont été racontés sur sa relation avec... « Liliane » - avez-vous déjà remarqué, parce que chez lui ces intonations-là sont invariables, ce qu'il met de coquetterie possessive, et fière, et puérile, et snob, dans le prononcé de ce prénom par lui brandi comme on défie - comme on se protège, aussi ? On n'a pas eu besoin de lui poser la moindre question sur l'affaire Bettencourt ; il y est allé tout seul. La rage le surveille ; il le sent, s'arrête net. « Enfin peu m'importe, à mon âge... » Il suffit de le regarder ce disant pour comprendre l'inverse : il lui importe beaucoup beaucoup. Confirme-t-il ? Son œil dit ouiiiii ; pas sa bouche ; pourquoi ? « Je ne dis jamais oui. Ça s'appelle l'esprit de contradiction. C'est ce que maman me disait... » Sourire de môme de 76 ans. Lequel revient à « Liliane » : « Elle a été mon amie pendant plus de vingt ans. Elle était une femme libre qui m'a soutenu sans faillir dans ce procès. Pourquoi l'avoir salie par des bouts de bavardages enregistrés à son domicile ? » Il s'arrête encore. Depuis qu'il a, en mai 2017, signé avec Françoise Meyers un accord entérinant l'arrêt de la cour d'appel de Bordeaux d'août 2016, il n'a plus le droit de s'exprimer sur le sujet. Ça le démange néanmoins : « La justice est comme le théâtre avec ses lois souvent incompréhensibles et ses personnages. Après dix ans, le rideau est tombé, on était entre Jean Genet et Antigone, mais finalement chacun est reparti de son côté sans rien obtenir de ce qu'il espérait. » Françoise Meyers, en effet, aura seulement « obtenu » qu'il doive payer 375 000 euros d'amende, se voie confisquer des contrats d'assurance-vie et certains biens immobiliers et soit condamné à quatre ans d'emprisonnement entièrement assortis du sursis - tel fut le verdict des juges de Bordeaux. Leurs collègues de première instance, eux, avaient eu la main plus lourde : deux ans et demi ferme (et six mois avec sursis), 158 millions d'euros de dommages et intérêts et 350 000 euros d'amende.

Banier jure n'avoir pas regardé le documentaire que Netflix a consacré à l'affaire. « Parce que je connais ma vie, parce que tout ce qu'ils en ont dit est forcément très bête. Les gens pensent que je suis un garçon léger, mondain et méchant. Avec ce livre, ils vont voir qui je suis ! » Quelqu'un qui sait chercher, trouver et toucher les gens comme nul autre, au point qu'ensuite ils sont prêts, pour lui, à donner - et pas seulement en argent... - ce qu'ils ne donnent à personne ? « Quelqu'un qui aime les êtres qui ont un potentiel de leçons essentielles à donner. » Cela veut-il dire qu'il sait écouter - et pas seulement parler parler parler comme il le fait depuis plus de deux heures ? « Qu'est-ce que vous racontez ! Je fais bien plus que les écouter : je les absorbe ! » Se rend-il compte qu'il s'est mis à hurler ? « Ma petite, il faut avoir du génie ou se taire ! » tonne-t-il. Est-ce à dire qu'il se trouve génial ? « Je ne répondrai pas. » C'est encore pire que de répondre, lui fait-on observer. Il accuse le coup avec amusement. Mi-joueur mi-minaudeur. « Quand je peins, oui... » Le voilà maintenant qui jette à nos pieds des tableaux-accordéons qu'il se met à dérouler les uns après les autres. « Je n'ai aucun sens des relations normales. Avec moi-même déjà. J'ai mis treize ans à faire de la bicyclette, quatorze ans à nager. Je suis dans mon rêve. Je ne suis pas quelqu'un de logique. »

Souvent, il envoie à Macron des classiques annotés de sa main ; toujours le président lui répond

Il est décousu, paranoïaque, brutal, désordonné, et malgré tout cela quelque chose se crée, ou peut-être à cause de cela. « Je n'en reviens pas de votre tranquillité, vous féliciterez votre psychanalyste », l'a taquiné Sarraute le 2 janvier 1990. Notre intranquille en chef était-il malade ce jour-là ? Gloussement. « Même Sarraute ment. Elle ment parce qu'elle détestait la psychanalyse. » Les répliques de Sarraute qu'il retranscrit sont des bijoux. « Quand je pense qu'on est arrivé à nous faire croire que c'est une tare d'être juif ! David, et Salomon, le meilleur des hommes ! Et les Psaumes ! Et le Christ ! Et on devrait en avoir honte ?

C'est tout de même phénoménal ! Toute la culture, c'est nous ! Marx, Freud, Moïse, Proust, tout ! Il est vrai que pendant des siècles les Juifs vivaient dans des ghettos. On descend de parias. Mais quels parias ! » monologue-t-elle devant lui le 19 septembre 1995. Commentaire du Banier d'aujourd'hui : « Je regrette de ne pas être juif à 100 % ! Dès que j'ai su que j'étais juif par mon père, je l'ai dit. Sarraute m'a engueulé : "Vous êtes un con de l'avoir dit ! Un joli jeune homme avec les cheveux blonds, un Aryen aux yeux bleus qui dit des merveilles sur les Juifs, c'est formidable. Mais une fois que ce con dit : 'Je suis juif', ce qu'il a déclaré ne vaut plus rien !" »

À présent il avale les gaufrettes trois par trois - ce qui a le mérite de lui éviter de se laisser surprendre par le chocolat qui fond. Ça craque, ça croque... Crrrr... Crrrr... « Je parlais de quoi ? » On répond que depuis le début, on ne lui a posé qu'une seule question : par quelle grâce, magie, folie, sortilège - ou tout cela à la fois - réussit-il à provoquer chez les gens le désir de lui offrir autant d'eux-mêmes ? « Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que j'ai refusé ! Liliane, c'est invraisemblable tout ce que je n'ai pas voulu d'elle. » On repose la question : pourquoi lui, pourquoi ça ? « L'amour ! » répond-il. Amour, c'est le nom du tableau daté de 2023 et signé par son compagnon Martin d'Orgeval et lui-même dont il a choisi de mettre un détail en couverture de son livre. « Martin a fait le tableau, et moi j'ai marqué simplement "amour" en tout petit, et il a tenu à mettre nos deux noms... ! Sans Martin, je ne serais pas ici aujourd'hui... Il faut donner de l'ordre à l'animal... » En retour, si on a bien compris, « l'animal » donne de l'amour, c'est bien cela ? « Le jour où je suis allé vers Dalí, j'étais aimanté, j'avais 14-15 ans, je voulais lui montrer mes photos, j'avais appris par Paris-Presse qu'il était à l'hôtel Meurice, j'y suis allé, j'ai frappé à la porte, il était seul, je ressemblais au petit garçon de Mort à Venise, qui n'était pas laid du tout, ou à Rimbaud, qui était moins laid encore ; Dalí a été touché par mes questions, il avait envie de me provoquer et de me raconter sa liaison homosexuelle avec Federico García Lorca, on est immédiatement devenus très liés. Il me suffit de regarder quelqu'un pour voir clair en lui. Même sur une photo d'identité. » Crrr... Crrr... Le cartomancien carburerait-il au sucre ?

De but en blanc, il nous pose des questions sur Emmanuel Macron ; souvent, confie-t-il, il envoie au président des classiques annotés de sa main, Marcel Aymé, Colette, etc. ; toujours Macron lui répond ; un jour il s'est enhardi à l'appeler « mon petit » dans un mail, le chef de l'État n'a pas tiqué... Banier lui a « bien entendu » fait porter ses Dialogues interrompus. « J'espère qu'il va voir que c'est un chef-d'œuvre. » Pause. « Avant de mourir, je veux qu'on me fasse une immense rétrospective quelque part... » En quittant l'atelier, on jette un œil à l'assiette de gaufrettes : il en reste une. Monsieur est mieux élevé qu'il n'y paraît.

DIALOGUES INTERROMPUS, François-Marie Banier, éditions Flammarion, 224 pages, 21 euros, en librairies mercredi.

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Commentaires 2
à écrit le 12/02/2024 à 1:46
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Le parisianisme a son paroxysme. L'horreur absolue.

à écrit le 11/02/2024 à 15:32
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un milliard la gaufrette, ça le fait !

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