Jean-Paul Enthoven : masque et Mascara

Jean-Paul Enthoven, le plus germano-proustien de nos écrivains, raconte une « maldonne » originelle : sa naissance à Mascara, dans l’Algérie encore française.
(Crédits : © Jean François PAGA)

Passons, passons sur les cancaneries du Tout-Paris qui ont exalté sa réputation de prosateur germanoproustien, d'esthète trop apprêté, d'homme à femmes fatales ou de champion de la fantasquerie. Parce qu'il sait que le rire-esquive est le plus fin des diplomates, Jean-Paul Enthoven a pris le parti de faire cascader le sien sur toutes ces histoires, fausses et vraies.

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Pourvu qu'on ne lui parle pas de... l'Algérie, ce pays à ses yeux maudit et imbibé de sang où il a passé les quinze premières années de sa vie. Algérie. Le mot lui « griffe la mémoire », écrit-il. À l'instar de « rapatrié », « quelle horreur ». L'infamie, c'est « pied noir », « métonymie atroce, malodorante, dégoûtante, dégradante et pauvrement orthopédique que j'utilise ici pour la première et dernière fois. Maudit soit quiconque oserait m'insulter avec ce signifiant détestable », met-il en garde dans son nouveau livre au titre ciselé pour son sifflement de serpent nostalgique, Si le soleil s'en souvient.

JPE-l'ami-des-allitérations aura attendu d'avoir 75 ans pour affronter son roman des origines, celui où enfin il lève le voile sur cette « maldonne » qu'il a toujours cachée - ou plutôt omis d'avouer : sa naissance sur les hauts plateaux d'une Algérie encore française, et plus précisément à Mascara, « la Petite Ville dont le ridicule toponyme sera à jamais le sceau tatoué sur mes documents d'identité », dénigre-t-il. Faut-il que la douleur des complexes identitaires écrase tout pour qu'il soit demeuré hermétique à la puissance de ces trois syllabes allongeuses de cils, Mas-ca-ra. Lesquelles sonnent plus poétiquement encore que le Mégara déclamatoire du début de Salammbô : « C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. » Non seulement Jean-Paul Enthoven ne sort pas les trompettes flauber-tiennes pour proclamer « C'était à Mascara », mais il s'est convaincu d'avoir été la victime d'« une erreur de destination » l'ayant fait atterrir dans ce « climat brutal » et sa cohorte de « vulgarités » - auxquelles sa plume réserve le sort d'un tout méprisable et pittoresque ne méritant pas même la scansion de mademoiselle virgule : « le djebel les ruelles la poussière les oueds les muezzins l'arrogance l'accent plein de semoule les youyous les pattes de poulets le cumin ».

La première fois que j'ai entendu parler de Jean-Paul Enthoven, c'était dans la bouche de l'un de nos collègues du Point, qui le connaissait alors depuis une petite vingtaine d'années et qui tenait pour certain que « Jean-Pooooooool » était né dans un hôtel particulier du 6e arrondissement de la capitale. Je n'oublierai jamais la réplique triomphale de l'intéressé, quand je lui rapportai cette « méprise » : « Victoire ! Qu'est-ce que tu crois, jeune fille ? Il faut vamper Paris ! Tu as la preuve que j'ai réussi à me désinfecter ! » Ce verbe-là, on l'a retrouvé, texto, dans ce roman-récit où le « désinfecté » nous donne les clés de ses « menteries » - l'aveu suprême, pour un brouilleur de pistes de sa trempe. C'est contre les « dunes de semoule » de Mascara qu'il a voulu, jusqu'à la frénésie, se composer un masque de « petit marquis » et circuler en prince dans le Paris des belles lettres et des beaux quartiers. Il lui fallut, confie-t-il, passer des « centaines d'heures » « entre amphithéâtres et bibliothèques - qui, techniquement, avaient fonction de pressings-nettoyage-à-sec pour mon derme impuissant à effacer des taches dignes d'un Macbeth de Mascara - où je fis provision de byzantinismes, de parlages précieux, de locutions en vogue dans la France française progressiste de gauche de la fin du vingtième siècle ».

Pied noir - métonymie atroce, malodorante. Maudit soit quiconque oserait m'insulter avec ce signifiant détestable

Dompter ses hontes jusqu'à les chevaucher... Et, le jour venu - maintenant, donc ! -, parce que les cavalcades accomplies ont fini par compter parmi les plus gracieuses de l'intelligentsia, dévoiler son jeu originel avec une drôlerie très très féline... On sourit, en découvrant que l'homme-le-plus-bronzé-de-Paris-été-comme-hiver, et à ce titre sacrément envié et moqué, fut un enfant à la « peau de momie peu solaire » tout à son orgueil d'être pâle. Il faut avoir en tête que jamais depuis cinquante ans, nul n'a vu Jean-Paul Enthoven autrement que noirci par le soleil son Dieu pour mesurer la force obstinée que donne la haine de l'endroit d'où l'on vient. « J'écris contre mon enfance », admet-il dans le livre. Puis : « Cet adolescent, ce moi d'autrefois, je ne l'ai jamais aimé, même quand je n'étais que lui. C'était un type sans promesse. Un trop bref d'esprit. Et je sais qu'en retour il n'aimerait guère le délicat raffiné chichiteux que j'ai fait semblant de devenir à partir de lui. »

Il fuit le pathos - un peu trop bien, du reste. Cela donne des séquences surréalistes à force de suspension, de décalage, et d'abord la scène primitive numéro un, l'« opening night » du 24 juin 1960 - seule date précise du livre : la soirée d'inauguration du Vox, le cinéma d'Edmond, le père. Un cinéma comme en France : 500 fauteuils de velours grenat, un lustre à pampilles, des photos Harcourt sur les murs, des cariatides en stuc, des ouvreuses blondes et permanentées, des fontaines de limonade gratuite. Pendant la projection de Moby Dick - à partir de laquelle Enthoven tirera le fil d'un melvillisme étincelant où les intelligences et les superstitions s'embrassent pleine bouche - font irruption trois jeunes « Chahid » avec mitraillettes, couteaux et grenades pomme de pin sous la djellaba - ainsi que la promesse de retrouver dans le ciel « des Houris très baiseuses ». « Ça saigne de partout, ça hurle, ça sent la poudre, la pisse, l'entraille, la peur... Le lendemain, dans les journaux, on dira qu'il y a eu plus de cinq morts et un bon paquet de blessés. » Le fils du boss a observé le carnage aux premières loges depuis la rangée des mezzanines, à l'étage. « En surplomb », selon son expression. C'est tout lui, ça, le surplomb. Au risque de faire grincer les dents de ses lecteurs. D'ajouter de la dissonance à l'atrocité. « Comme s'il me fallait après coup quelques doses de bla-bla rigolard ou pathétique pour tourner l'ancienne tragédie en dérision. Pour l'oublier. Ou au contraire pour me rappeler ce que j'avais de loin vécu. » La posture est devenue signature. Un bouclier de préciosité. Il ne sait pas écrire autrement qu'en se mettant en abyme. En faisant profession de se moquer de tout, même de ce qui tue, surtout de ce qui tue.

Il ne s'arrête pas à l'attentat du Vox, mais tient dans ce livre la chronique de son commerce avec la mort : son frère décédé avant sa naissance et dont il fut le substitut ; sa prof de piano sacrifiée dans un car où elle s'était assise « à côté du patriote mahométan suicidaire » qui se fit sauter quelques secondes avant le terminus ; l'explosion qui secoua sa maison vers trois heures du matin, suivie d'un incendie qui lui inspirera « une peur que le temps n'a pas usée. Et qui, quand ça lui prend, même un demi-siècle plus tard, m'envoie encore ses brèves décharges électriques en provenance de cette nuit d'autrefois. Une peur infecte et sèche. [...] Trace d'une mort possible. De passage. Et qui n'a pas eu le temps de terminer sa besogne tueuse. Une mort baladeuse en avant-goût. Très incrustée. Un crabe dans son trou. Qui surgit chaque fois que je prétends l'oublier. Qui court-circuite le temps-espace. Qui me prouve qu'hier et maintenant appartiennent au même chaos intime. À la même partition du dedans. C'est - oserai-je ? - ma Petite Madeleine de Mascara. »

Et puis il y a sa grâce, cette grâce qui lui fait restituer la « saveur morne et pierreuse » de la mélancolie

Toujours Jean-Paul Enthoven fait le beau, s'efforçant de tenir le malheur à distance, de dresser des remparts entre son désespoir et lui, utilement secondé par des dialogues imaginaires avec les instances suprêmes - à commencer par sa mauvaise conscience, Melville, un autre lui-même qui aurait mal tourné, etc. - dont notre écrivain a pris l'habitude d'entrecouper ses livres. Dans celui-ci, on a droit à un festival. À l'Autorité qui lui demande ce qu'il aurait envie de dire au Prophète, il répond : « Je lui aurais suggéré d'expliquer à ses fidèles que les Houris baiseuses du Paradis, ça n'est jamais qu'une hypothèse, une marchandise d'appel si vous préférez, comme les prix cassés sur les téléviseurs dans les grandes surfaces, comme la résurrection des corps chez les catholiques... Et qu'il n'est pas si grave, au contraire, d'être les descendants d'une servante, voire d'arriver dans le monde après que les juifs et les chrétiens ont déjà inventé le Dieu Unique, la Loi, l'Amour, le Pardon...

- Vous voulez dire que la simple chronologie n'a pas permis à Mahomet d'offrir à l'humanité des choses franchement nouvelles ?

- Autant je vois le "plus technologique" des deux premiers monothéismes, autant je ne vois rien d'inédit, sinon d'infinies et changeantes sagesses, dans le corpus mahométan.

- Vous prenez des risques...

- Vivre est un risque.

- Les mahométans sont très susceptibles, vous savez...

- J'aime leur sens de l'honneur.

- Et si le Prophète ne veut rien entendre ?

- Ça serait triste... Et on continuerait à se tuer les uns les autres pendant quelques siècles... Pour rien...

- Que faites-vous en ce moment ?

- J'essaie d'écrire un livre qui parle aussi de tout ça... »

Et qui y parvient. La matrice de la grammaire enthovienne est là : on ne compte pas les « si » avides d'hypothétique - il sait qu'il ne faut rien attendre, et pourtant il attend tout ; il y a toujours des « nuages pommelés » - à trois reprises dans ce livre-ci. Et puis il y a sa grâce, cette grâce qui lui fait restituer la « saveur morne et pierreuse » de la mélancolie. Longtemps ses écritures, joueuses jusqu'au maniérisme, se sont bien gardées de s'approcher trop près de la vérité. N'a-t-il pas poussé le vice jusqu'à finir un de ses romans* dans une note en bas de page ? Désormais, c'est plaisir de le voir s'aventurer de l'autre côté de sa caricature. Qu'il se rassure : il n'en est pas moins romanesque. Simplement plus émouvant.

* L'Hypothèse des sentiments, Grasset, 2012.

Si le soleil s'en souvientJean-Paul Enthoven, Grasset, 208 pages, 19 euros, en librairies mercredi.

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Commentaire 1
à écrit le 08/05/2024 à 19:12
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Quel malaise en lisant ce livre… Jamais lors de l’inauguration de cinéma Vox en 1956 avec le film Moby Dick, il n’y a eu de massacre. Il décrit un événement qui n’a pas eu lieu! Faux la date 1960 , faux le massacre! Malaise, car cet auteur donn...

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