Livre : dans les flammes de « Horn venait la nuit »

Lola Gruber transforme une quête identitaire et une histoire d’amour en un splendide roman d’espionnage.
Alexis Brocas
Lola Gruber.
Lola Gruber. (Crédits : © PHILIPPE MATSAS/OPALE.PHOTO)

Le plus beau cadeau qu'une fiction puisse vous faire, c'est de vous pousser à douter de sa nature fictive. Ce n'est pas une question de réalisme scrupuleux, d'autobiographie plus ou moins déguisée ou même d'exhaustivité mimétique à la Balzac. C'est une question de travail, de talent et de dévotion pour sa création. Ce qu'il faut pour, partant de soi-même, construire un monde parallèle assez détaillé pour que l'on s'y promène comme dans son propre quartier. Ce qu'il faut pour peupler celui-ci de personnages suffisamment vivants pour qu'ils nous hantent après qu'on les a quittés. Et ce qu'il faut pour tirer de leurs histoires des vérités humaines qui semblent s'inventer sous nos yeux. De tels romans défient les tentatives de résumé, puisque début, fin et développement s'y confondent souvent. Et ils se rient de nos efforts de classification puisque pour restituer la vie ils empruntent à tous les rayons de la littérature.

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Horn venait la nuit est à la fois un roman historique, une enquête contemporaine, un roman d'espionnage et, par-dessus tout, un grand roman d'amour - parce qu'il faut tout cela pour raconter les vies ballottées des habitants de la Mitteleuropa du XXe siècle aux frontières redessinées par les guerres et les totalitarismes. À travers deux personnages principaux et une foule de destins, il nous parle de journalisme, de gymnastique, de théâtre, d'histoire, de politique, de littérature, de propagande, de trahison et d'amitié. Il nous montre la fragilité de la vie en temps de dictature, et celle des témoignages humains de toute éternité. Son autrice, Lola Gruber, avait déjà gagné ses galons en participant aux scénarios de la série En thérapie et surtout en signant un roman très remarqué, Trois Concerts, où elle montrait qu'il n'était pas besoin d'être un instrumentiste virtuose pour écrire en profondeur sur les musiciens de classique. Horn venait la nuit a requis quatre ans de travail et, comme tous les bons livres, il n'est pas le fruit d'une idée mais d'inspirations diffuses : « Le point de départ, ça a été quand j'ai fini par trouver un lien entre des éléments très disparates de ma vie. Les origines de mon père, culturellement austro-hongroises. Une histoire familiale dont je ne connaissais rien. Un goût persistant, et que je m'expliquais mal, pour la Hongrie. Le conseil d'un ami, qui m'avait recommandé d'écrire un roman d'espionnage - alors qu'il y a beaucoup de romans d'espionnage anglo-saxons, il n'y en a pas dans cette région-là, ou ce sont des textes de propagande. Par ailleurs, le lien de ma famille avec cette région a été rompu pour des raisons historiques - le génocide des Juifs en Europe de l'Est - et écrire ce livre était un moyen de le recréer. Et peu à peu s'est imposée l'idée que ce serait un lien de fiction. Cela me paraissait plus solide, puisque toutes mes sources autobiographiques, notamment les récits de mon père, me paraissaient elles-mêmes très romancées. Un fil de fiction pardessus un fil de fiction. »

Aux arômes artificiels des fictions enchantées, l'autrice préfère les saveurs plus âpres de la vie

Ce fil-là se divise d'emblée dans le sillage de deux personnages : Ilse Küsser, vieille dame à la hanche fragile qui, dans un appartement de l'ancien Berlin-Est, voit son passé lui revenir par une lettre. Et Simon Ungar, jeune Français juif assez largué (doublement, même, par sa compagne et par son employeur milliardaire d'Europe de l'Est) qui s'en va en Slovaquie poursuivre une vague quête des origines. Parce qu'il en a le temps et les moyens. Et parce que l'histoire de sa famille paternelle repose sur une légende que Simon aimerait éclaircir : celle d'un grand-père au prénom incertain qui, à Bratislava, aurait « combattu les nazis avec les partisans slovaques et les communistes » avant de se dresser contre la dictature communiste ultérieure. Ce grand-père aurait caché des fusils dans un théâtre et sauvé un grand écrivain nommé Bence Sandor, dont nul dictionnaire ne se souvient... Une fiction, là encore ?

Bien sûr, ces deux histoires se répondent et se font contrepoint. D'un côté, Ilse qui voyage par le souvenir à travers un monde marqué par les pertes, et qui en sait long à propos de l'affaire des fusils. De l'autre, Simon qui mène ses recherches erratiques d'une ville à l'autre et qui, contre toute attente, finit par suivre la bonne piste. Dans un roman cousu de fil blanc, ces narrations conflueraient bientôt, et Simon et Ilse se retrouveraient à collaborer pour éclaircir le mystère du grand-père, ce qui déboucherait sur une amitié intergénérationnelle et sur une fin heureuse dans le meilleur des mondes romanesques ! Mais aux arômes artificiels des fictions enchantées, Lola Gruber préfère les saveurs plus âpres de la vie, qu'elle reproduit à merveille.

Et nous voilà portés par les souvenirs d'Ilse redevenue petite fille dans la Bratislava des dernières années de l'occupation nazie. Ilse croit n'avoir rien à craindre puisque son père, le docteur Küsser, est allemand. Ledit père finira fondu, à Prague, avec un diplomate croate le jour où des aviateurs américains confondront la capitale tchèque avec la cité allemande de Dresde. Les nazis partis, un autre médecin prendra sa place : le docteur Hubka, héros communiste dont la fille, Edit, devient bientôt l'amie d'Ilse. Edit est par ailleurs une prodigieuse masseuse, ce qui fera le malheur des deux adolescentes. Car l'épouse d'un puissant décidera de s'attacher ses services. Et les mains d'Edit rendent bavards ceux qu'elles touchent. Et nous voilà, parallèlement, souriant aux infortunes de Simon (chef de fabrication dans un journal, et auteur d'une bourde historique du journalisme !), puis à ses recherches maladroites à Olomouc, Bratislava, Budapest sous de fausses identités dérisoires (Francis Leterroir ?), recherches qui l'emmèneront vers d'inquiétants vestiges architecturaux et humains de l'ère communiste. Ilse se voudra gymnaste, deviendra accessoiriste de théâtre avant de tomber amoureuse d'un être plus grand que la vie, même s'il ne paie pas de mine, ce Horn que l'on prend tantôt pour un imbécile, tantôt pour un « bon génie », à la fois détruit et résilient, insaisissable et au centre de toutes les histoires, et qui sait opposer à l'absurdité du monde des répliques digne de Ionesco - en fait le livre entier est investi de théâtre. Simon, lui, découvrira son double, Biro, ex-journaliste hongrois devenu chauffeur de taxi parce que le régime d'Orbán a une façon bien à lui de tenir les médias - oui, ce roman traite aussi de la Hongrie d'aujourd'hui. Ensemble, Simon et Biro déterreront une vieille affaire qui parle d'une haine astucieusement exploitée entre un policier hongrois passé du fascisme au communisme et un puissant général soviétique dont les femmes se plaisaient à se faire masser...

Et l'on reste pantois devant l'habileté avec laquelle ce roman navigue entre ses deux histoires, distillant dans l'une des réponses aux questions posées dans l'autre, expliquant l'une par l'autre, sans que jamais la virtuosité de ce jeu narratif n'attente à l'émotion portée par l'ensemble - au contraire, il la soutient. « Tout se dérobe sans mémoire, le Feu seul est éternel », nous dit l'exergue, citant le poète slovène Matej Bor. De là sans doute notre impression, dans les dernières pages, de lire dans les flammes.

Alexis Brocas

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