Livre : d’un aquarium l’autre

Peu connu en France, l’Israélien Eshkol Nevo est parmi les plus subtils de nos écrivains contemporains. Dans « Turbulences », il enquête sur la vérité des êtres.
Eshkol Nevo, écrivain israélien
Eshkol Nevo, écrivain israélien (Crédits : © FRANCESCA MANTOVANI)

Non, trois fois non - puisqu'il y a ici trois histoires pour un roman -, Turbulences n'est pas, contrairement à ce que se sont plu à en dire trop de critiques français, une brillante mise à nu des contradictions de la société israélienne. Surtout, n'ouvrez pas ce livre avec l'intention d'explorer l'âme d'Israël. Ce que sonde Eshkol Nevo - qui n'a pas encore en France accédé à la reconnaissance que mérite sa virtuosité tournoyante - n'a ni nationalité ni religion ; ce sont les plis et les replis des psychés de ses frères humains, qui sont également les vôtres, et les miens. Scoop : on peut être un écrivain israélien engagé - à gauche, en l'occurrence -, avoir naguère commis des romans politiques assumés comme tels, être le petit-fils du troisième Premier ministre d'Israël, Levi Eshkol, planter le décor de ses romans dans cette terre d'Israël qui déchaîne les passions du monde entier, et néanmoins s'affranchir de toutes ces assignations pour tourner sa plume vers l'ambition littéraire suprême : dénuder les fils de nos existences. Dans Turbulences, il cisaille à la pointe sèche les gaines qui entourent petits secrets et grands tourments pour enquêter sur la vérité des êtres.

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Il vous précipite la tête la première, à vous faire perdre le nord, parmi les ombres portées du cœur et de ses mensonges, et de ses pure-tés, aussi ; dans le dédale de l'amour, de la culpabilité, de la conjugalité et du désir, avec leurs chausse-trapes et leurs trompe-l'œil, sans parler des renoncements et autres concessions. Par-delà la radioscopie circonstanciée des misères et des splendeurs du couple, ce qu'il examine sous toutes les coutures dans ce livre, c'est la filiation. La fonction de parent est, entre les lignes, les creux et les bosses de ces vies qui s'approchent du précipice, l'héroïne commune aux trois romans se répondant si subtilement.

Nevo se garde bien d'étaler de sa science de la psychologie - qu'il a étudiée à l'université après être tombé dedans quand il était petit avec deux parents psys. Foin des concepts freudiens ou lacaniens, rien qui soit susceptible de ralentir les cadences de ce thriller à triple fond. Le livre, en effet, se présente comme un triptyque d'histoires autonomes dont chacune prend la forme d'une déposition - devant un tribunal, une commission ou des policiers. Le narrateur-justiciable, malmené par une accusation et/ou une épreuve, y relate les faits dans le but de faire valoir son innocence et/ou sa soif de vérité. D'emblée, dans les trois cas, la narration est placée sous le signe d'un drame aussi inconnu qu'imminent dont il ne reste plus qu'à attendre la survenue le souffle court. On serait du reste prête à jurer que les mots de Nevo halètent, quand à l'évidence ce halètement tient avant tout à l'empressement angoissé avec lequel on les a dévorés.

Dans la première histoire, La Route de la Mort, Omri, un Israélien fraîchement divorcé aux allures de Viking mélancolique et à la queue-de-cheval blonde, père d'une petite Lior de 7 ans, rencontre en Bolivie un couple d'Israéliens en voyage de noces, Mor et Ronen. Une histoire de cheveux bouclés, de regard affamé et cependant pudique. Dieu seul sait - avec bien sûr l'auteur, le lecteur et Mor... - les risques qu'aurait accepté de courir Omri, « un homme pris dans les filets d'une femme qui a su actionner les bons leviers », si le fait d'avoir un enfant ne l'avait pas retenu.

Dans la deuxième nouvelle, Histoire de famille, le docteur Caro, Acher de son prénom, qui vient de perdre son épouse chérie, Niva, se découvre ému, « paternellement », selon ses mots, par une interne prénommée Liat, qui devient l'objet de toute son attention. Et qui rêve de tout plaquer et de prendre un vol pour... la Bolivie. Première résonance, suivie de l'évocation de cet Israélien qui vient de mourir à vélo pendant sa lune de miel sur la route de la Mort - oh juste une incise, un petit pont jeté entre les deux textes. Dans l'un comme l'autre, la femme que le narrateur veut sauver ou protéger débarque chez lui un soir. Et il est question d'une mèche par elle ramenée derrière son oreille, et pas qu'une fois. Des motifs disséminés destinés à ricocher les uns sur les autres qui sont autant de petits cailloux semés par l'écrivain.

La fonction de parent est, entre les lignes, les creux et les bosses de ces vies qui s'approchent du précipice, l'héroïne commune aux trois romans

Dans la troisième histoire, Un homme pénètre dans un verger, les boucles appartiennent à l'amour de jeunesse d'Ofer, lequel a disparu tandis que comme chaque samedi il se promenait au côté de son épouse Hali. Ce samedi-là, Ofer avait demandé à Hali de lui tenir son portable afin d'aller satisfaire une envie pressante ; il n'est jamais revenu. Dès le premier paragraphe, les pomelos font un clin d'œil au jus du même fruit que le docteur Caro et Liat commandaient tous deux au kiosque à café de l'hôpital. L'aquarium trônant dans le café où Hali et sa fille ont donné rendez-vous à l'amour de jeunesse de leur mari et père est relié par un fil invisible à celui qui, dans l'histoire précédente, décore le bureau du directeur de l'hôpital lorsqu'il reçoit le docteur Caro pour lui annoncer que Liat a porté plainte contre lui, ainsi qu'à celui, vide, dans le hall de l'hôtel miteux où sont descendus Mor et Ronen à La Paz dans la première histoire. D'un éclat l'autre. Nevo s'amuse à faire tourner le kaléidoscope de la vie, celui qui les contient tous.

Il en va pareillement des personnages : certains réapparaissent, furtivement, dans les histoires suivantes. Dans la troisième, le docteur Caro accueille le fils d'Ofer et Hali après sa tentative de suicide ; et l'animateur de l'atelier « Pulsions du cœur » qui invite les participants - dont Hali et sa fille - à battre le tambour sur un toit de Tel-Aviv n'est autre qu'Omri le Viking. À la toute toute fin du roman, les trois narrateurs, Hali, Omri et le docteur Caro, se retrouvent pour une forme d'apothéose textuelle dont on ne vous dira rien, sinon qu'elle vaut le détour, et qu'alors tout prend corps...

Suffit-il, pour ne pas se tromper de direction - et donc comprendre qu'il n'y a pas des bons et des méchants mais des êtres humains victimes du destin -, de regarder les flèches figurant sur ces panneaux en carton aperçus dans la première histoire et que l'on réentrevoit dans la dernière ? Eshkol Nevo sait où il nous emmène. Pour résoudre l'intrigue ultime, celle sur laquelle les policiers se sont cassé le nez, il faut suivre la musique, au propre comme au figuré. De toute façon la musique - et d'abord les sonates de Schubert, que leur mention récurrente (à neuf reprises, si l'on a bien compté) érige en refrain du texte - est au cœur. À chaque fois, c'est à cause de la musique que l'amour s'enflamme, que la complicité se crée. « Qui contrôle la bande sonore gouverne le monde », écrit Nevo à l'approche du dénouement. Un peu plus haut, la narratrice et femme d'Ofer, Hali, cite un poète que, précise-t-elle, son mari avait un jour invoqué et dont elle a oublié le nom : « La musique est l'appât au bout de la gaule plongée dans les tréfonds de notre âme, qui en fait remonter tout ce qui est noyé. » Nevo est un pêcheur d'exception.

TURBULENCES, Eshkol Nevo, traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche, Gallimard, 336 pages, 24,50 euros.

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