Livre : « J’ai péché, péché dans le plaisir », les envoûtements d’Abnousse Shalmani

La ferrailleuse en chef redevient écrivaine. Dans un roman brûlant, elle croise le destin de la poétesse iranienne Forough Farrokhzad avec celui d’une héroïne de la Belle Époque, Marie de Régnier.
Abnousse Shalmani.
Abnousse Shalmani. (Crédits : Serge Picard / Agence VU)

J'ai péché, péché dans le plaisir arrive à point nommé. Le parler haut, dramatique, empressé de la polémiste enflammeuse de plateaux allait finir par faire oublier qu'Abnousse Shalmani est d'abord une écrivaine. Tiens, on l'entend déjà nous reprendre, chevelure rougeoyante de colère, nous dire qu'elle est « un écrivain », et qu'on ne compte pas sur elle pour « accepter l'idéologie victimaire qui sous-tend la féminisation des fonctions, cheval de Troie de l'écriture inclusive » - et si vous ne l'arrêtez pas dans sa cavalcade elle peut continuer longtemps... Jamais devant un micro vous ne verrez cette pasionaria plus-universaliste-qu'elle-tu-meurs hésiter à sortir la hache pour tuer un moustique.

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Dans le roman envoûtant qu'elle consacre à la poétesse iranienne Forough Farrokhzad, c'est autre chose : elle se garde de l'emphase comme de l'excès de mots. Dès la première page, elle écrit « la poète » sans commentaire, sans indignation, et le délit est encore plus fort, parce que cette proclamation obstinée contient tout. La rébellion - c'est du reste le titre d'un recueil de Forough Farrokhzad - contre les diktats du nouveau monde et du néoféminisme ; la conviction que les femmes ne sont rien moins que des hommes comme les autres, nom de nom !

« Boucle d'or » - son surnom sur les plateaux télé - a subtilement fait l'économie de tout sous-titre tant l'histoire ou plutôt les histoires parlent d'elles-mêmes. Car elle ne s'est pas choisi une vague héroïne de papier. Elle a opté pour la plus désespérément hardie des poétesses - pardon, pardon, implacable Abnousse, mais je ne déteste pas, moi, cette féminisation-là... : une femme qui « se permettait, en plus de tout le reste, de monter sur scène, de faire l'actrice, de se donner, impudique, au public, mais aussi de vivre avec un homme marié et père de deux enfants, de coucher avec d'autres et de le raconter, sans fard, sans métaphore impossible, sans mystique, à nu, dans ses poésies et ses entretiens, qui se permettait de faire la révolution, comme ça, avec son cul, sans demander l'autorisation de personne ». Alors que de son vivant la sulfureuse fut abandonnée à la solitude, cinquante-sept ans après sa mort à l'âge de 32 ans, les Iraniens apprennent encore par cœur ses poèmes, « dans le pays natal, comme en exil » - selon l'expression d'Abnousse Shalmani, qui, pour avoir fui Téhéran avec ses parents en 1985 - elle avait 8 ans -, sait de quoi il retourne.

Justement, l'écrivaine ne s'est pas contentée d'ériger un mausolée de mots en l'honneur de son héroïne du pays natal : par la grâce d'une mise en abyme tourneboulante, elle a bâti et enluminé un caveau à double fond, en faisant se répondre, à plus d'un demi-siècle d'intervalle, l'histoire de Forough Farrokhzad, donc, et celle d'une étincelante Française de la Belle Époque, Marie de Heredia, épouse d'Henri de Régnier et a(i)mante de Pierre Louÿs, « le plus grand et le plus prolifique des écrivains érotiques ».

Va-t-on trop loin quand on oppose la liberté à la mort ? Va-t-on trop loin quand on préfère le bonheur du jour à l'éternité du péché ?

Abnousse Shalmani

Marie de Régnier, dont on voit les fesses et le dos impudents sur le bandeau du livre, est cette femme de libertés et d'influence qui « tirait les ficelles des prix littéraires, de l'Académie, très souvent à partir de son lit » sans que ni son mari ni ses amants n'en prennent ombrage. Voici comment celle qui « entre en chair comme on monterait sur un manège » - dixit Abnousse Shalmani - se portraiture dans L'Inconstante : « Gilette, étant sans vice, était sans pudeur ; elle avait dans tous ses gestes une aisance simple et primitive de sauvageonne : la décence est une vertu de la civilisation. [...] Elle s'habillait vite et seule, et se déshabillait plus adroitement et plus vite encore. Mais malgré cette prestesse momentanée, elle était l'indolence même. Elle avait parfois les mouvements sournois d'une jolie bête paresseuse. Elle était gourmande [...]. » Où l'on voit qu'il ne viendrait pas à l'idée de Marie de Régnier de se dénigrer. « Une des différences les plus aiguës entre Marie et Forough tient à l'amour et au respect que l'une déploie pour elle-même, et l'autre pas, écrit Abnousse Shalmani. Forough est secouée de découvrir une femme capable de se célébrer sans la moindre honte. Cette honte qui la poursuivra toute sa courte vie. »

Est-ce parce qu'elle « ne prendra jamais longtemps le malheur au sérieux » que Marie, elle, vivra jusqu'à l'âge de 88 ans ? Tandis que Forough se croit maudite. « Sa mère demeurera un repoussoir, son père un ennemi. Elle tenta de le convaincre, de lui donner les clefs de la compréhension de son âme, elle décrivit minutieusement son mécanisme intérieur, elle lui offrit sur un plateau de quoi la saisir dans sa vérité. Le père dit "non" à tout. "Parfois, je me demande pourquoi Dieu m'a créée ainsi et pourquoi il a insufflé cette diablesse qui se nomme poésie en moi pour que je ne puisse pas avoir votre affection et votre approbation." » Chez elle, en elle, la culpabilité brûle. Voyez plutôt le poème - par elle écrit en 1955 - dont le premier vers sert de titre au roman :

« J'ai péché, péché dans le plaisir, dans des bras chauds et enflammés. J'ai péché, péché dans des bras de fer, dans des bras brûlants et rancuniers. Dans ce lieu calme, sombre et muet, je me suis assise près de lui, agitée. Ses lèvres ont versé l'envie sur mes lèvres. Du chagrin de mon cœur fou, je me suis libérée. [...] L'envie a enflammé son regard, le vin rouge a dansé dans le verre, et sur le lit doux, mon corps ivre de volupté sur sa poitrine a tremblé. J'ai péché, péché dans le plaisir, près d'un corps tremblant et évanoui. Seigneur ! Je ne sais ce que j'ai fait dans ce lieu, calme, sombre et muet. »

Dans le roman, la rencontre de Forough et de Marie se fera via Cyrus, le jeune lettré qui, par la langue, par la traduction, fera le lien entre l'Orient et l'Occident. C'est lui, bientôt amant-amoureux secret qui, depuis le deuxième étage d'une vieille maison du nord de Téhéran, fournit à Forough « sa dose de Marie et de Pierre ». Ils ne se voient que là, c'est elle qui vient. « Raconte-moi encore », le prie-t-elle, avide. Cyrus lui offre Marie et les facéties érotiques de Pierre Louÿs, qui la font rire et la... déculpabilisent. En retour, Forough se livre à Cyrus. « Forough maîtrise l'anglais, l'italien et l'allemand, le français moins. Comme si la langue française était trop dangereuse, que sa connaissance l'aurait forcée à l'exil. Se plonger dans la poésie de Louÿs et dans la vie de Marie est une sorte d'exil. » Il faut s'arrêter quelques instants sur ces huit mots : « Comme si la langue française était trop dangereuse. » C'est la clé. Par-delà cette ode à la liberté, au plaisir, à Paris, à la Belle Époque, ce roman est en effet un hommage palpitant, littéralement, au pouvoir de la langue française. À son pouvoir libérateur.

C'est parce qu'elle a « besoin de s'abreuver à la source de la liberté » que Forough n'est jamais rassasiée de Marie. Entre chaque ligne transparaît la passion d'Abnousse Shalmani pour sa langue d'exil, celle dont elle ne parlait pas un mot à son arrivée en France, celle dont elle est tombée amoureuse et qu'elle s'est « appropriée ». Elle n'est pas comme cet écrivain qui dédie ses livres « à Madame ma langue maternelle »; non, elle, ses livres, elle les concevrait plutôt comme des offrandes « à Madame sa langue d'exil ». La force de ce livre-ci résidant dans l'implicite permis par le roman. Ce faisant, Abnousse Shalmani expérimente l'efficacité de la poésie au service de la politique. Point n'est besoin de surligneur; l'appel aux sens suffit. Après avoir, deux cents pages durant, cheminé parmi ces libres penseurs qui aiment à choquer, entrechoquer, baiser, vibrer, écrire, pourvu qu'il y ait de l'ardeur, on se souvient que le désir nous surveille tous, toujours, heureusement. Première leçon - essentielle.

La deuxième est une leçon de morale: « Il est faux de dire que la vie est injuste, c'est nous qui y injectons l'injustice, c'est nous qui, au gré de nos sentiments contradictoires, de nos incapacités à mesurer les conséquences de nos actes, bousillons le fil des vies de ceux que nous aimons sous le prétexte de nous rendre plus heureux. » Certes. Mais n'est-ce pas tomber dans cette culpabilité dont elle a assez dit combien elle avait abîmé sa chère Forough?

La troisième leçon arrive quand, à la fin du livre, un Cyrus parvenu jusqu'à l'automne 2022 « s'étonne de voir sa chère France oublier ses gammes libertines ». On songe aux
inquiétudes d'Atiq Rahimi dans son récent livre-apostrophe* à Mehstî, une des premières poétesses en persan classique, dont le lauréat du Goncourt 2008 reproduit la crudité des quatrains. « Je te l'avoue, on a besoin de ton regard ironique sur nous qui vivons dans une ère où le puritanisme est de retour, lui confie-t-il. Eh oui, c'est une époque moins drôle que la tienne. Crois-moi. On ne peut plus rire ni du sexe ni de Dieu. Sinon, la fatwa! »

La quatrième leçon est un avertissement: imaginant une visite de Cyrus à Marie, 86 ans,
Abnousse Shalmani lui fait dire, à propos de Forough: « C'est une idéaliste votre poète, les idéalistes sont des destructeurs, ils n'aiment pas la vie, ils préfèrent ses lendemains qui arrivent toujours trop tard. Méfiez-vous, jeune homme, de ces incandescents dont le génie gâche la capacité à vivre simplement dans vos bras. Ils finissent mal, les idéalistes. » Ce qui n'empêche pas l'écrivaine, quelques pages plus loin, d'aller jusqu'au bout de l'idée, et du combat, parce que pour elle il n'y a pas de différence, en parlant du frère de Forough, Fereydoun, qui pourfend les mollahs. « Va-t-il trop loin? Va-t-on trop loin quand on oppose la liberté à la mort? Va-t-on trop loin quand on préfère le bonheur du jour à l'éternité du péché? Va-t-on trop loin quand on ne trouve que laideur aux voiles qui couvrent les corps, aux têtes obstinément baissées vers le sol pour se faire pardonner de vivre, aux bouches déformées par la foi ? Fereydoun est la lumière. » Et Abnousse n'a qu'une religion: la liberté.

*Mehstî, chair des mots, d'Atiq Rahimi, publié en novembre chez Calmann-Lévy.

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