Nos critiques littéraires de la semaine

« Au pied des étoiles », d'Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage, « Les Filles du chasseur d'ours », d'Anneli Jordahl, « Torture blanche », de Narges Mohammadi : découvrez nos critiques littéraires de la semaine.
Au pied des étoiles, Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage.
Au pied des étoiles, Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage. (Crédits : © LTD / FUTUROPOLIS)

Au firmament (Au pied des étoiles, Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage)

Prenez deux maîtres de la BD contemporaine, Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage, emmenez-les à 11 000 kilomètres d'ici pour voir les étoiles, et vous obtiendrez... tout sauf un carnet de voyage. Au pied des étoiles est un album complètement fou, à la fois road-trip philosophique et voyage intime, une histoire poétique et politique du Chili autant qu'une éducation de l'œil, une œuvre d'art singulière qui converge vers l'essentiel : une réflexion sur la vie, l'amour, la mort et bien sûr l'art.

Au départ il y a un professeur de physique qui, en 2019, souhaite emmener des lycéens dans le désert d'Atacama pour voir les étoiles depuis l'un des plus grands observatoires du monde. Il convie deux auteurs de BD pour consigner ce voyage. Mais rien ne se passe comme prévu. Pandémie, cancer d'Emmanuel Lepage... le voyage se fera deux ans plus tard et en deux temps. D'abord sans les lycéens devenus étudiants puis avec les jeunes mais sans Baudoin, retenu en France.

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Dire radicalement

Incarnant deux générations et deux approches du 9art, les auteurs vont interpréter un quatre- mains, se répondant sans se paraphraser pour raconter le Chili et cette route vers les étoiles. Ils sont amis, depuis leur rencontre à Saint-Malo au début des années 1990, alors que Baudoin a 50 ans et Lepage 25. La confrontation de leurs démarches artistiques sublime le récit. Comment raconter ? Qu'est-ce que dessiner ? « Ce livre est deux façons d'essayer de dire le monde », résume Baudoin. Peintre officiel de la marine, Lepage construit sa page et son aquarelle dans le respect absolu de ce qu'il voit. Baudoin, lui, le pionnier de l'introspection, dévore son sujet, son dessin jaillissant hors des cases. Leurs chants s'entremêlent et la mélodie de Baudoin colonise celle de Lepage, qui bascule dans l'introspection. L'homme-enfant de 80 ans et le quinqua qui a frôlé la mort disent l'urgence à vivre et à créer. « J'ai besoin de vivre intensément, de dire radicalement, de dessiner inlassablement », écrit Lepage. En contre-point se trouve une troisième génération, celle des élèves, offrant une nouvelle profondeur à l'album avec des échanges sur l'engagement politique, le genre ou la transmission. C'est intelligent, profond et si beau. (Anne-Laure Walter)

Au pied des étoiles, Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage, Futuropolis, 264 pages, 28 euros.

Sept sœurs et la forêt (Les filles du chasseur d'ours, Anneli Jordahl)

Nommons-les, c'est déjà ça. Johanna, l'aînée, 20 ans. Elga, la plus jeune, la seule à n'avoir pas tout à fait renoncé encore à l'époque. Entre les deux, les jumelles Tania et Aune, si différentes pourtant l'une de l'autre, Tiina et Laura, jumelles elles aussi, et enfin Simone, « la seule à prendre Dieu le père et la Bible au pied de la lettre ». Sept sœurs, donc. Suscitant la crainte autant qu'une fascination trouble. Ce sont les filles du chasseur d'ours, titre du beau roman, saga autant que conte, que leur consacre la Suédoise Anneli Jordahl, traduite ici pour la première fois en français. Qui sont-elles, ces enfants du diable et du bon Dieu à la fois ? Des souillons, des anges aux figures sales, des orphelines (d'abord le père, grand chasseur devant l'Éternel, de plantigrades comme d'écureuils, dont l'absence vaut sanctification par ses filles, puis la mère, Folcoche scandinave...). Si elles appartiennent à quelqu'un ou quelque chose, ce serait d'abord à la forêt; celle profonde, où nul ne vous entend vous lamenter, du grand nord de la Finlande. Kaspar Hauser ou Victor de l'Aveyron (l'enfant sauvage de Truffaut) étaient seuls ; elles sont à elles seules une foule et une unique énigme, celle de leur indifférence radicale à leur temps. Toutefois, la civilisation saura se rappeler à elles...

Énergie folle

Tout cela pourrait être ripoliné de bonne conscience écologique (du genre « les arbres et les ours ne mentent pas »), assez rébarbatif. C'est tout le contraire. Anneli Jordahl mène son affaire avec une énergie folle, presque de la gaieté et une bonne dose d'humour noir. Jamais elle ne perd de vue ses héroïnes, leur violence, leur désordre maladif et fascinant. Son univers peut faire penser à celui des films de Kusturica. Un joyeux bordel pour certains, de l'art avec du cochon pour d'autres. En tout cas, une proposition littéraire très bienvenue. (Olivier Mony)

Les filles du chasseur d'oursAnneli Jordahl, traduit du suédois par Anna Gibson, Éditions de l'Observatoire, 448 pages, 23 euros.

Narges Mohammadi

 Emprisonnée en Iran, la Prix Nobel de la paix Narges Mohammadi dévoile le sort réservé aux « récalcitrantes » par leurs tortionnaires. (© LTD / REIHANE TARAVATI)

Une leçon d'héroïsme (Torture blanche, Narges Mohammadi)

Les régimes dictatoriaux, qu'ils soient nazis, staliniens ou théocratiques, ont tous la même obsession : annihiler leurs opposants, les briser psychologiquement, les chosifier, pour en faire des fantômes, les plonger dans les ténèbres de la terreur. L'Iran des mollahs n'échappe pas à cette règle implacable. À travers les témoignages bouleversants de militantes des droits de l'homme, d'opposantes religieuses, d'intellectuelles, Narges Mohammadi, Prix Nobel de la paix 2023, toujours incarcérée dans une geôle iranienne, dévoile le système effroyable appliqué par les services de renseignement du pays aux « récalcitrantes » : la « torture blanche ». Une forme d'isolement sensoriel où la nuit et le jour se confondent, où les interrogatoires interminables se multiplient, plus absurdes les uns que les autres, où les promenades minutées doivent se faire les yeux bandés, où la nourriture immonde est toujours la même, où les cycles de sommeil sont brouillés. Ces femmes racontent avec un courage stupéfiant le lent glissement qui les conduit aux portes de la folie ou du renoncement.

Incandescent

Quand les tortionnaires sentent que leurs victimes sont mentalement au bord du précipice, ils leur proposent de signer des lettres de repentir ou de devenir des agents du régime. Narges Mohammadi, ingénieure de profession, a été arrêtée pas moins de douze fois depuis une vingtaine d'années. Infatigable militante pour la liberté des femmes dans son pays, elle a subi la « torture blanche » à plusieurs reprises. Insultée, humiliée, souillée par des conditions de détention moyenâgeuses, elle n'a jamais cédé ou mis un genou à terre. Son récit, comme ceux de ses sœurs de douleur, révèle une force d'âme et un courage hors du commun. On en sort abasourdi devant l'horreur pratiquée par leurs bourreaux, mais surtout par l'héroïsme incandescent de ces prisonnières. Au cœur de la noirceur du monde, elles parviennent à maintenir la flamme de la liberté. Il faut lire Narges Mohammadi. La quinquagénaire, qui est mère de deux enfants exilés en France, rêve de les retrouver un jour. Elle a pris tous les risques en dévoilant une part de la face sombre d'un système totalitaire et barbare. Comment ne pas la soutenir ? (Serge Raffy)

Torture blancheNarges Mohammadi, traduit du persan par Didier Ausan, Albin Michel, 288 pages, 20,90 euros.

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