Nos critiques littéraires de la semaine

« Avec toi je ne crains rien », d'Alexandre Duyck, « La haine et le déni », d'Anne Nivat, « On vient de loin », de Yasmina Reza : découvrez nos critiques littéraires de la semaine.
Avec toi je ne crains rien, Alexandre Duyck, Actes Sud, 208 pages, 19,90 euros (en librairies mercredi).
Avec toi je ne crains rien, Alexandre Duyck, Actes Sud, 208 pages, 19,90 euros (en librairies mercredi). (Crédits : © LTD / Actes Sud)

Fantômes de glace

Un roman s'inspire de l'histoire d'un couple disparu en montagne et retrouvé congelé 75 ans après. Ce fut un sujet d'été dans les journaux. L'épilogue d'un fait divers oublié offrant une belle histoire pour divertir les vacanciers. En juillet 2017, un couple est retrouvé momifié dans les neiges d'un glacier suisse, soixante-quinze ans après sa disparition. Deux de ses enfants, alors presque nonagénaires, peuvent enfin enterrer leurs parents. Des vies entières résumées en des gros titres et quelques feuillets. Le journaliste et romancier Alexandre Duyck a voulu leur redonner un passé, une famille, une épaisseur, et rendre son histoire à cette cordée d'endeuillés. S'inspirant de la disparition des époux Dumoulin, il laisse son imagination combler les interstices du réel et bâtit un subtil roman qui rappelle ceux de Sorj Chalandon, dans la beauté à dire ces vies simples. Nous sommes plongés dans un village des Alpes suisses en 1942.

Alors que le monde entier est bouleversé par la Seconde Guerre mondiale, la neutralité helvète a préservé un espace hors du temps, ces villages de montagnards où l'on s'occupe de la ferme, reste entre soi, s'offrant juste des expéditions dans l'alpage pour s'occuper des bêtes. Louise détonne dans ce paysage. Née aux États-Unis de père inconnu, l'institutrice a quitté la vallée voisine pour épouser le cordonnier, Joseph, homme taiseux et artisan appliqué, toujours là pour aider son prochain.

Rumeur

Joseph et Louise s'aiment, à une époque où les mariages ne sont qu'affaire de raison. Inexpérimentée en haute montagne, elle décide cependant d'accompagner son homme là-haut, confiant leurs quatre enfants aux soins de leur fille de 12 ans, Marguerite. Ils ne reviendront pas. Les prêtres, chasseurs alpins, chiens sauveteurs, radiesthésistes et sourciers n'y changeront rien. Les enfants séparés et placés devront vivre avec ces fantômes disparus et la rumeur qui dira que leurs parents les ont abandonnés pour fuir les créanciers. Avec un ton juste, sans pathos, Alexandre Duyck dessine en creux le portrait d'une lignée de femmes éprises d'indépendance, qui refusent de rester « prisonnières du village », jusqu'à Marguerite, vieille dame de 87 ans qu'il a rencontrée et qui redeviendra la fillette de 12 ans racontant l'histoire de son « papa » et de sa « maman ». (Anne-Laure Walter)

Couverture livre Alexandre Duyck

Avec toi je ne crains rien, Alexandre Duyck, Actes Sud, 208 pages, 19,90 euros (en librairies mercredi).

La chair de la guerre

La grand reporter Anne Nivat est allée voir la guerre côté ukrainien et côté russe. Il lui fallait y retourner. Quand la Russie a attaqué l'Ukraine, Anne Nivat a décidé de revenir sur le terrain. Les personnages auxquels elle donne la parole viennent des deux camps, civils et militaires, hommes et femmes de tous âges. En nous faisant entrer dans l'intimité des vies, elle nous présente un autre récit de cette guerre que nous suivons sur nos écrans. Dans La Haine et le Déni, l'auteure, prix Albert-Londres pour son livre sur la guerre en Tchétchénie Chienne de guerre, choisit d'aller des deux côtés pour, dit-elle, « éclaircir l'ignoble et faire surgir l'humain ».

Elle consacre alternativement un chapitre à l'Ukraine et un à la Russie - gauche, droite, crochet -, comme dans un combat. En Russie, une mère qui attend chaque jour l'appel de son fils parti au combat et qui ne reviendra pas. Comme ne reviendra pas non plus Oleg, un soldat du renseignement ukrainien féru de géopolitique mort en mai dernier. « Je hais cette guerre. Je hais tous ceux qui croient qu'en la menant ils ont raison et qu'ils y gagneront quelque chose. Je hais ceux qui l'ont commencée ; je hais ceux qui la poursuivent [...]. Je hais tout le monde parce qu'Oleg est mort », écrit la reporter avant de nous convier quelques pages plus tard à un repas de famille en Crimée. Autour de la table, Igor, pro-russe, clame : « La Crimée restera russe, c'est sûr, sinon il faudra tous nous tuer jusqu'au dernier. » À ses côtés, Andrei, pro-ukrainien, se tait.

À la guerre des récits, au ressentiment qui pourrit tout, Anne Nivat donne des traits. On touche du doigt le mépris des Ukrainiens pour les Occidentaux et leur peur de Poutine. Mépris que partagent les Russes, comme l'ex-députée Natalia NarotchnitskaÏa qui claironne que la Russie avec ses ressources peut vivre « mille ans sans avoir froid ». Anne Nivat décrypte cette peur qu'ont les Russes du chaos, celui qui a suivi l'effondrement de l'URSS. Dans un chapitre russe, une serveuse demande si « le chaos règne bien en Europe comme on le [leur] montre ». quand Tatiana, juriste de 37 ans, d'origine sibérienne, réprouve l'invasion et lutte pour les droits humains. Les portraits les plus touchants sont ceux des jeunes telle Oksana, 30 ans, « pas assez vieille pour avoir vécu sous l'URSS, mais pas assez jeune pour ne pas en avoir de séquelle. Dans la Russie d'aujourd'hui, les trentenaires portent le plus gros poids mental sur les épaules : leurs parents ont souffert de la dislocation de l'Empire soviétique et ont élevé leurs enfants dans l'amertume, l'adversité et le chaos. » Morale : c'est en allant toucher les hommes au plus près qu'Anne Nivat nous permet de prendre du recul. (Aurélie Marcireau)

LA HAINE ET LE DÉNI - Anne Nivat, Flammarion, 332 pages, 22 euros.

Le livre à relire : On vient de loin - Œuvres choisies

Il y a des jours comme ça où le lecteur réclame un roman. D'autres, un récit. D'autres encore où il préfère s'habiller pour aller au théâtre. Et puis il y a des jours où le lecteur ne sait ni ne veut choisir, où il n'est plus question de renoncer à quoi que ce soit. Ces jours-là sont ceux où l'attend Yasmina Reza. Et son monde, le nôtre, sur la scène d'une cruauté ordinaire, toujours bien arrangée. Reza fait partie de ces auteurs qui n'écrivent pas le même livre, le même texte, mais qui, d'un titre à l'autre, le poursuivent.

Des variations somptueuses sur un même thème, d'identiques obsessions, déclinées sur une ligne mélodique différente. C'est du moins ce qui apparaît à la lecture d'un indispensable volume de la collection Quarto des éditions Gallimard qui lui est consacré
et qui regroupe quelques-uns de ses textes essentiels. On y retrouvera, entre autres, ces joyaux noirs que demeurent Art, Le Dieu du carnage, Heureux les heureux, Babylone ou Serge. Partout et sans souci du genre donc, l'évidence d'une écriture qui licencie le mensonge romantique au profit de l'inquiétude, du doute, d'exils de soi. Au détour d'une page de L'Aube le soir ou la nuit, on croit discerner, comme un aveu, l'« art poétique » de Reza : « Que signifie vivre trop ? Il me semble avoir toujours écrit sur le contraire. Ou à cause du contraire. À cause de la monotonie, des minutes qui tombent dans le vide, du sentiment de monde manqué. Nombre de phrases sur le désir toujours plus haut que ce qui advient, nombre d'hymnes à l'impatience. » Est-ce abonder au lieu commun que de penser que quelque chose de cette incomplétude, de ce malaise relève d'une tradition, d'un ethos juif ? Au risque d'irriter l'autrice, qui ne goûte sans doute guère les assignations à résidence. Son œuvre, elle, par sa paradoxale cohérence, est avant tout de liberté. (Olivier Mony)

On vient de loin - Œuvres choisies, de Yasmina Reza, Quarto Gallimard, 1 024 pages, 29 euros (en librairies jeudi).

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Commentaire 1
à écrit le 31/03/2024 à 19:53
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J'ai lu «Un siècle chinois» de Jean Tuan (C.L.C. Éditions). C'est un récit passionnant illustré de photos remarquables. Il fait découvrir l'évolution de la Chine à travers le parcours du père de l'auteur. Chinois arrivé en France en 1929, il exercera...

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