« La voix parlait en moi sans que je la contrôle » (Mathieu Belezi, auteur du livre « Moi, le glorieux »)

Mathieu Belezi, follement inspiré, se glisse dans la peau distendue d’un colon absolu, gargantuesque et sadien juché sur l’Algérie française. Un grand livre.
Alexis Brocas
Mathieu Belezi à Rome, en août 2022.
Mathieu Belezi à Rome, en août 2022. (Crédits : EDUARDO DELILLE)

Lecteur, attention : ce que tu liras après ce roman te semblera du jus de navet. Moi, le glorieux est un monologue fl amboyant et éructant, vomitif et jouissif, pulsionnel et pensé, qui ne recule devant aucune exagération, aucune fantaisie, aucune saloperie, aucune poésie pour nous montrer l'horreur en face. Ici, elle s'appelle Albert Vandel, colon richissime, 145 ans, 150 kilos - oui, les métaphores vivantes ont des physiologies surhumaines, surtout quand elles ont pour mission d'incarner nos pires débordements. Le roman le révèle alors que point l'indépendance : retranché dans sa Villa aux eucalyptus de 54 pièces, Vandel attend les fellaghas en se remémorant ce qui représente à ses yeux la liste de ses hauts faits. En réalité une parade d'atrocités, de grandes bouffes (dignes du film de Marco Ferreri) et de vantardises obscènes, où les phrases giclent comme des fluides corporels, où l'or de la poésie et l'ordure de l'humanité se mélangent volontiers !

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Autant dire que son auteur, Mathieu Belezi, 71 ans, parie gros sur l'intelligence des lecteurs, mais ce n'est pas la première fois qu'il fait le coup, et sa trajectoire ascendante - prix Inter l'an dernier avec Attaquer la terre et le soleil, une adaptation théâtrale et cinéma en vue - lui a donné raison. Moi, le glorieux est d'ailleurs une reprise révisée d'un roman passé, Les Vieux Fous. « Je fonctionne par voix », explique l'écrivain à La Tribune Dimanche depuis une brasserie du boulevard Saint-Germain, quand on le félicite pour ses outrances bien pensées et jamais moralisatrices. « Écrire un roman démonstratif là-dessus n'aurait eu pour moi aucun intérêt. J'ai beaucoup attendu pour trouver cette voix, et à partir de là elle parlait en moi sans que je la contrôle, dans une liberté totale. »

Revenons à Vandel, le fou d'Alger tout faraud d'avoir été le plus riche, raciste et antisémite des colons locaux. Au gré de ses souvenirs, l'histoire de l'Algérie coloniale apparaît dans le désordre, des « colonnes infernales de Bugeaud » (auxquelles il a bien sûr participé) au lâchage décidé par « ce grand coulo de général ». Et c'est une telle accumulation de pillages, de massacres, de viols et d'énormités que l'on se représente bientôt Vandel comme un ogre juché sur l'Algérie, plongeant les mains dans la colonie pour la porter à sa bouche et la faire passer par son corps démesuré. Ce mauvais Gargantua se gave autant que le bon et vomit bien davantage : souvent l'Algérie lui reste sur l'estomac. Mais à mesure que le récit avance et que le domaine de Vandel rétrécit, le dessin bouge : l'ogre n'est plus vautré comme un pacha mais recroquevillé comme un pleutre dans un ancien fort croisé et dans sa splendeur passée, en compagnie d'autres vieillards irréductibles avec lesquels il s'enivre abominablement - on a les Salo et les Sigmaringen qu'on peut.

Mathieu Belezi signe là son cinquième livre sur l'Algérie

Tout cela paraît un roman fantastique, et parabolique ? C'est vrai, mais le plus effroyable, c'est que le texte égrène des réalités à peine imaginables aujourd'hui : oui, un journal intitulé La Trique anti-juive a bien paru et « la Marseillaise antijuive a bien existé », insiste Belezi devant nous. « Et quand Drumont, le champion de l'antisémitisme, est venu à Alger, il a été porté en triomphe ! poursuit-il. Ses admirateurs ont même pris la place des chevaux pour avoir l'honneur de tirer sa calèche. À Alger, on pouvait aussi trouver un fleuriste qui s'appelait Au Bleuet antisémite. » Vandel lui-même a été élaboré « à partir de trois colons réels, Henri Borgeaud, si puissant qu'il a fait sauter le gouvernement Mendès France, et qui inondait la France de vin algérien ; Georges Blachette, le roi de l'alfa, qui revendait toute sa production aux Anglais ; et Laurent Schiaffino, armateur, qui tenait le port d'Alger. On les avait surnommés le triumvirat du non car ils refusaient toute réforme. »

Faut-il préciser que Mathieu Belezi, qui signe là son cinquième livre sur l'Algérie - d'où ni lui ni sa famille ne viennent et où il n'a jamais mis les pieds ! -, se situe aux antipodes de son personnage ? En même temps, il ressemble à son roman avec ses cheveux en bataille, son regard qui ne vous lâche pas, et son propos qui, comme sa prose, s'échappe en fl ux et sans plan préétabli. Belezi est un inspiré. Et un grand lecteur. Dans la voix de Vandel, on entend les grotesqueries du père Ubu, les perversions de tous les Dolmancé sadiens, la vantardise délirante d'un Tartarin de Tarascon (cela saute aux oreilles lors d'une mémorable chasse au lion), et une parodie de John Wayne (lors de l'attaque d'une ferme).

Quant au long flux narratif de son discours, avec ses « c'est moi qui » et ses « ils ne m'auront pas », il rappelle celui mis au point par le Nobel colombien Gabriel García Márquez pour raconter, là aussi dans le désordre, la vie et la mort d'un dictateur de république bananière. « Pour moi, L'Automne du patriarche est infi niment supérieur à Cent Ans de solitude », confirme Belezi. Mais le patriarche est un être paradoxal, qui pleurniche lorsqu'il fait tuer le fiancé d'une beauté qu'il a violée. Vandel, lui, ignore la culpabilité, au point que l'on a souvent l'impression terrifiante d'entendre parler un inconscient en roue libre car n'ayant jamais eu de surmoi, un cerveau reptilien omnipotent qui aurait élu l'Algérie pour terrain de jeu.

C'était bien cela, le temps maudit de cette colonie - même si Mathieu Belezi, qui a aussi écrit sur les Blancs pauvres envoyés cultiver les terres algériennes, sait bien que ceux-ci ne sont pas solubles dans son Vandel. Il s'étonne surtout que le cinéma français n'ait jamais montré ces atrocités, comme le cinéma américain l'a fait avec la guerre du Vietnam... Et même s'il ne le dit pas, il sait qu'il a signé un grand livre, porté par une écriture assez incandescente pour que certaines de ses scènes nous scarifient à jamais.

Alexis Brocas

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