Philippe Claudel, les mots, la mer, le mal et moi

ENTRETIEN - À la faveur de la sortie en roman graphique d’un texte frais et touchant, le secrétaire général du Goncourt se confie.
Philippe Claudel
Philippe Claudel (Crédits : © Leonardo Cendamo/Bridgeman)

Voilà un conte de Noël sans sapin ni traîneau. Pleine mer. Il était une fois un marin plus doué pour la pêche que pour les mots, qui aime sa femme et son fils sans le leur avoir jamais dit. Sa difficulté avec les mots lui a valu, dès l'école, le surnom de Rature, nom qu'il donnera à son bateau et qui sert de titre à ce roman graphicopoético-philosophique. Quand on retrouve le secrétaire général de l'académie Goncourt dans un bar d'hôtel près de chez Drouant, parce qu'en nous quittant il devait y rejoindre les neuf autres jurés de l'auguste cénacle, on avait l'intention de l'entretenir de la rugosité de son marin pêcheur, de cette âpreté si délicatement dépeinte dans ce livre - par lui-même et par l'illustratrice Lucille Clerc. De l'amour, aussi. Et de ce sourire de « gêne et de merveille » qui survient quand on ne l'attend plus. Mais Philippe Claudel n'a pas enlevé son béret que déjà il nous parle de... Jérôme Cahuzac: « Je suis schizophrénique. Le citoyen est scandalisé, l'écrivain fasciné. Non seulement par lui mais par ce que cela dit de l'époque. J'associe son retour avec la montée des marches de Cannes par DSK quelques années après les menottes de New York. Deux hommes qui ont fossoyé la gauche. »

LA TRIBUNE DIMANCHE - Votre famille de cœur ?

PHILIPPE CLAUDEL - Viscéralement. La première fois que je vote, c'est en 1981, je vote Mitterrand évidemment, avant qu'une déception très très vive et très amère ne s'empare de moi. Je suis né et j'habite toujours dans cette ville ouvrière qu'est Dombasle-sur-Meurthe. C'est là où je suis moi. Là et en haute montagne. Ça me permet également de prendre le pouls de cette France qu'on appelle profonde et que les gens ici [il désigne les clients autour de nous] ne connaissent pas. J'ai eu plusieurs fois l'occasion d'en faire la remarque à des hommes politiques importants, y compris ceux qui conduisent le pays...

Vous voulez parler d'Emmanuel Macron ?

Oui. La première fois que je l'ai vu, c'est en octobre 2017 à la Foire du livre de Francfort. Nous y étions, nous l'académie Goncourt, parce que nous faisions notre troisième réunion là-bas. Je lui dis : « Si vous avez le temps un jour, j'aimerais beaucoup vous parler des prisons ; j'ai travaillé pendant douze ans en prison comme professeur et j'y vais toujours. » Lui : « Venez quand vous voulez. » Il m'a reçu pendant deux heures. Trois semaines plus tard, il a fait un très beau discours devant l'École nationale d'administration pénitentiaire en reprenant une partie des arguments... Depuis, je lui envoie de temps en temps un petit mail sur des sujets qui me paraissent importants. Il répond. Je lui ai écrit au début de la guerre en Ukraine. Je trouvais qu'il avait alors raison d'essayer malgré tout de discuter avec Poutine.

Lui avez-vous écrit sur la guerre en Israël ?

Non. Je suis trop confus dans ma tête entre les atrocités du 7 octobre et ce qui se passe maintenant à Gaza.

Vous dont la plume se fait fort de questionner le mal et l'inhumanité, vous êtes-vous penché sur la barbarie du 7 octobre ?

Je compte le faire. Il y a quelques années, je me suis infligé de regarder énormément de vidéos d'exécution de Daech - où les terroristes se filmaient décapitant des types agenouillés les mains dans le dos qui se pissaient dessus, et les autres autour excités comme des fous criant « Allah akbar », et rigolant. J'en faisais des cauchemars, je ne dormais plus. Mais il fallait que je le fasse. Il faut regarder ça. Je l'ai dit dans la conférence que j'ai donnée aux Pays-Bas et au Chili. Ça revient dans mes romans.

Je traque la part noire de l'humanité

Philippe Claudel

La scène de l'église dans Crépuscule ?

Oui. Vous pouvez lire Crépuscule comme un polar, un récit qui se passe jadis, mais si vous décodez, c'est aujourd'hui et maintenant. L'homme arrive sans cesse à se dépasser dans le domaine de l'horreur, l'imagination parvient toujours à produire de nouvelles barbaries. Le Hamas, c'est la barbarie 2.0. Les nazis cachaient, eux ils exhibent et ils ont avec les réseaux sociaux une chambre d'écho extraordinaire. Aussi le pouvoir de terroriser est-il énorme.

Sans compter que l'histoire est refabriquée et réécrite quasiment en direct. N'est-ce pas diablement intéressant pour un écrivain ?

Ce qui est fascinant aujourd'hui, c'est que 1+1 n'égalent pas forcément 2. Vous, vous dites que c'est 2, moi je dis que c'est 3, et aucune des réponses n'a plus de poids que l'autre. L'onction et la caution ont été données par des hommes politiques de premier plan, notamment Trump, qui a entériné le concept de vérité alternative et de relativisme du fait. La dérive de Jean-Luc Mélenchon est d'une dangerosité incroyable. Il y a quinze jours, j'ai été tenté de mettre une étoile jaune et de me promener dans Paris. Ma mère, née en 1931, m'a ouvert les yeux sur l'antisémitisme depuis que je suis gamin. Un jour de 1942, les gendarmes français sont entrés dans son école, dans sa classe, pour emmener deux de ses amies, les petites sœurs Lazarovitch - la seule famille juive de la ville. Les deux petites ne sont pas revenues d'Auschwitz. Comment les gendarmes français peuvent-ils venir dans une école d'un bled perdu en Lorraine [Dombasle-sur-Meurthe] embarquer deux petites filles qui n'ont rien fait à qui que ce soit et les livrer aux Allemands qui les feraient périr ? Ma mère m'a si souvent raconté cette histoire, et encore trois jours avant sa mort, les larmes aux yeux. J'ai été élevé dans cette conscience qu'être juif est un danger dans certains moments de l'Histoire et dans certaines sociétés...

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Qu'est-ce que doit - ou peut - faire l'écrivain ?

Écrire. L'écrivain absorbe et puis il rend. Il doit s'emparer de cette matière et la reformuler de manière romanesque. Je ne signe quasiment jamais de pétition ; mon engagement est dans mes livres. Je traque l'origine du mal. La part noire de l'humanité.

Avec Rature, vous avez voulu quitter l'inhumanité pour la douceur ?

Parce que je suis aussi un être plein de douceur... Dans le même être humain, il y a tout ça. Et je ne suis ni meilleur ni pire qu'eux. On est tous pareils.

Non!

Si ! C'est ça le drame. Si vous n'êtes pas d'accord, c'est qu'à vos yeux il y a des êtres humains et il y a des monstres. En prison, je n'ai pas vu des monstres ; j'ai vu des femmes et des hommes comme moi. Les analyses sociologiques qui ont été faites sur les Einsatzgruppen montrent que la plupart étaient comme vous et moi.

Chacun de nous est capable du pire ?

Dans certaines circonstances. Il est si facile de dire: « Je ne suis pas capable de mettre un bébé dans un four. » Mais c'est dans le domaine des possibles humains, puisque les terroristes du Hamas l'ont fait. À partir du moment où certains qui sont dans l'humanité l'ont fait, moi qui suis dans l'humanité, est-ce que je pourrais le faire ? La possibilité du mal, on l'a tous en nous. Si, comme moi, on ne croit pas ou plus en Dieu - je suis toujours dans le regret de ne plus croire -, le sens que l'on peut donner à la vie humaine, c'est d'essayer de lutter contre ce noyau de mal qui est en nous et qui ne demande que des conditions un peu particulières pour se développer. Ces conditions-là commencent à apparaître dans un pays démocratique comme la France. Pendant le déjeuner organisé par Brigitte Macron avec quelques écrivains le 23 octobre, juste avant le départ d'Emmanuel Macron pour Israël, je me suis étonné devant le président qu'après Mohammed Merah en 2012 on ne soit pas descendu dans la rue comme au lendemain de Charlie en janvier 2015. Entrer dans une école, prendre des gamines, se filmer tandis qu'on leur tire une balle dans la tête ! Putain, en France ! Ça a choqué, oui, mais pas autant que ça aurait dû.

Les mots peuvent-ils encore jouer un rôle pacificateur ? Dans Rature, votre personnage a du mal avec les mots...

Ne pas savoir mettre des mots peut amener à la violence. Si on a les mots pour le dire, ça va mieux.

L'homme inquiet que vous êtes livre un conte qui finit bien et dans lequel le fou de montagne que vous êtes également nous emmène à la mer. Faut-il y voir votre goût du paradoxe ?

Les métiers de la mer et ceux de la montagne ont tellement de points communs. Un guide de haute montagne affronte un milieu absolument hostile : de la roche, de la glace, sa femme qui l'attend, on sait que c'est un grand professionnel mais il y a toujours la crainte qu'il ne revienne pas. Il en va de même pour le marin pêcheur : il a une petite coque de noix qui navigue sur une immensité pouvant être accueillante et pacifique mais aussi effroyablement détestable. Et le type doit y aller tous les jours. J'avais envie d'explorer...

... le début de l'humanité, pour mettre un peu d'humanité dans tout ça ?

Il le faut, non ? On en revient aux Évangiles. Au commencement, l'homme pêche, cueille et chasse. Nourrir les autres, c'est un acte très beau.

Vous racontez avec des mots simples et puissants un autre acte très beau : l'enfantement...

C'est une scène qui me touchait beaucoup et que j'ai aimé écrire. Ma femme et moi avons adopté notre fille, donc je n'ai pas connu l'accouchement. Je voulais absolument une fille et pas un garçon. Le mode d'emploi des garçons m'échappe. J'aime bien la compagnie des femmes. Avec les hommes, il y a toujours des concours de bites.

Au sein de l'académie Goncourt aussi ?

Depuis presque douze ans que j'y suis, j'ai tout fait pour qu'il y ait plus de femmes...

Il y a encore du travail... Les deux dernières années ont secoué le jury : l'affaire Camille Laurens, l'affaire libanaise, les polémiques après le couronnement de Brigitte Giraud. Est-ce une crise de transition ?

C'est compliqué et fatigant d'œuvrer pour que la concorde revienne. Je fais en sorte que les tumultes s'apaisent. Je partirai avant d'avoir atteint la limite d'âge de 80 ans. Mais pour l'instant, j'estime, peut-être un peu immodestement, qu'ils ont besoin de moi. On travaille pour l'académie, pas pour nous. J'ai le sens du secret et de la discrétion. Je déplore que d'autres ne l'aient pas. Et je le leur ai dit.

Le couronnement de Jean-Baptiste Andrea va-t-il réconcilier avec l'académie des libraires échaudés par les méventes du Goncourt 2022 ?

Veiller sur elle est un roman qui présente la qualité d'appartenir à une belle littérature populaire. J'ai dit à Andrea : « Fais attention, il y a deux syndromes après le Goncourt : la grosse tête et le syndrome Nicolas Mathieu, qui consiste à donner son avis sur tout. "Votre friteuse ne fonctionne pas ? Demandez à Nicolas Mathieu !" » [Il rit.] Au moment de son élection, je lui avais pourtant dit exactement la même chose qu'à Andrea...

Vous jouez les sages... Est-ce à dire que vous avez renoncé à votre côté punk ?

Sous des allures tranquilles et avec des occupations académiques, il y a chez moi un noyau de sauvagerie qui n'est pas mort. Souvent je me demande où je serais si j'avais 17 ans aujourd'hui. Si je me remets dans mon état d'esprit à cet âge-là, un peu con et extrême, je pense que je serais dans un mouvement revendicatif comme les Soulèvements de la Terre. Ou peut-être les black blocs.

On le lui fait répéter, il répète en souriant, puis regarde sa montre : l'académie l'attend. Il file non sans avoir glissé, alors qu'on ne demandait plus rien et qu'à aucun moment de la conversation on n'avait évoqué son arrivée dans la bande de Laurent Ruquier : « Je me régale aux Grosses Têtes ! » Un (possible futur) président (de l'académie Goncourt) ne devrait pas dire ça.

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