Philippe Collin : « Moi aussi je me suis arraché »

ENTRETIEN - À la radio, sa voix d’homme-enfant perfore l’Histoire ; dans ce premier roman, historique évidemment, il trouve le ton, et mieux encore.
Philippe Collin, producteur de radio, auteur, scénariste de bande dessinée et journaliste.
Philippe Collin, producteur de radio, auteur, scénariste de bande dessinée et journaliste. (Crédits : © LTD / Corentin Fohlen/ pour Ouest France/ Divergence)

Le Ritz sous l'Occupation, c'est une mythologie enchâssée dans une autre mythologie - noire. Un fantasme au carré. Dix ans que l'amoureux fou d'histoire qu'est Philippe Collin se documente. Sept ans que celui qui nous a enchantés avec son podcast sur Léon Blum partage la vie de Frank Meier, le barman le plus célèbre du monde, ce petit Juif ashkénaze qui, un matin d'automne, a fui l'Autriche, la pauvreté et sa famille pour aller « au-devant de la vie » : après avoir fait ses gammes - et un malheur - en Amérique, il poursuit son ascension à Paris et entre à 37 ans, très exactement le 6 avril 1921, dans le saint des saints, l'hôtel légendaire sis 15, place Vendôme. Meier continuera à officier derrière ce bar pendant les infâmes années où le Ritz fut transformé en quartier général des hauts dignitaires nazis. Dans le roman empathique et trouble qu'il lui consacre, Philippe Collin caresse, malaxe, pétrit l'entre-deux-mondes dans lequel Meier se meut. Sans donner de leçons, jamais, et c'est ça qui est bon dans ce livre surveillé par la psychanalyse où Collin dénude le fil des ambiguïtés de chacun de ses personnages. Quand les Alliés sont sur le point de libérer Paris, Jean-Jacques, le fils de Frank, s'inquiète : « Il faut filer, je te dis ! [...] Tu auras des ennuis. Crois-moi ! [...] Tu devras rendre des comptes. [...]

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- Non, s'obstine Frank. Ma place est ici.

- Mais enfin, qu'est-ce que tu vas trouver à dire ? Que t'étais le laquais de ces putains de Schleus ? [...]

- Je n'irai nulle part car je n'ai rien fait dont je pourrais avoir honte. Bien au contraire. [...] J'ai aidé des gens, je le prouverai ! [...]

- Mais prouver quoi, papa ? Que tu rapportais de la dinde rôtie à la maison pour dîner parce que tu étais le barman préféré de Göring ? »

Profiteur de guerre, collabo un jour, résistant le lendemain, Frank Meier est à lui seul un précipité de toutes les ambivalences secrétées par cette époque sombrissime. La voix intérieure de Frank s'interroge : « Que peut-on vraiment reprocher à̀ Guitry ? D'avoir fait son métier ? D'avoir cru au Maréchal ? D'avoir côtoyé les Allemands au Ritz ? Exactement comme moi... Cela suffit-il à faire de nous des salauds ? »

Collin est un conteur. Il a poussé le bouchon romanesque jusqu'à rendre « son » Frank éperdument amoureux d'une femme instinctivement résistante dont il aurait adoré avoir le courage et l'absoluité : Blanche Auzello, née Rubenstein, épouse du directeur du Ritz.

LA TRIBUNE DIMANCHE - Quand, après l'avoir dévoré, on referme votre roman, on est amoureux de Blanche Auzello. Était-ce l'effet recherché ?

PHILIPPE COLLIN - Frank Meier a disparu des mémoires mais il a été très connu. Pas elle, jamais. Quand j'ai commencé à documenter le Ritz sous l'Occupation, je suis d'abord tombé sur Blanche Auzello. J'ai hésité entre écrire du point de vue de Blanche ou du point de vue de Frank. Je n'ai pas osé écrire à la place d'une femme. Mais elle est restée centrale. Frank tombe amoureux d'elle, évidemment. Parce que je suis tombé amoureux d'elle et de son courage. Elle est l'héroïne de tout. C'est pour cela que je lui ai dédié le livre. Frank, lui, me parle beaucoup. Il y a plein d'échos avec mon intimité. Je ne suis pas juif du tout, mais moi aussi je me suis arraché. Comme lui, je me suis arraché à mes racines pour m'inventer une vie. Le rêve moderne, quoi. Frank, c'est ça. Dans les années 1930, ce fils de prolos autrichiens est devenu l'incarnation d'une élégance à la française ; il a 55 ans, il est au sommet, et au sommet il est percuté par la marche de l'Histoire : 14 juin 1940, les Allemands entrent dans Paris. Plutôt que de faire un grand récit historique sur Frank, j'ai voulu proposer une expérience aux lecteurs : qu'est-ce qui se passe sentimentalement, psychologiquement, intimement, dans cette vie qu'il s'est inventée quand les Allemands arrivent ? Est-ce qu'il s'accommode ? Ça m'a passionné de réfléchir à ça. On quitte l'Histoire. Puisque l'Histoire s'arrête à l'archive.

Vous vous autorisez beaucoup de libertés, à commencer par l'invention du journal de Frank. Sa voix intérieure en italique qui entrecoupe la narration ne vous suffisait-elle pas ?

Le journal, je l'ai écrit à la toute fin. Dans la première version que j'ai écrite, le narrateur, c'était lui. Mais on perdait le surplomb permettant de contextualiser. J'ai repris ma copie. J'ai créé cette voix intérieure de Frank. Et j'ai mis un narrateur. Sachant qu'il n'y a pas une scène qui se passe sans Frank. Mais il y avait une frustration : celle de ne pas raconter sa trajectoire sociale, alors que ça m'importe beaucoup. Aussi ai-je écrit ce journal intime. J'ai adoré faire ça, parce que tout à coup j'étais Frank !

[Il est si joyeux, ce disant. Il sait raconter des histoires, il aime parler, ça, on le savait, et maintenant il a le plaisir de parler de ce qu'il a écrit, et c'est exquis. Pour lui. Pour nous aussi. Il bouge. Dans tous les sens.]

Je suis passé par beaucoup de difficultés, j'ai énormément retravaillé la matière. Je suis breton granit, têtu comme une mule, j'ai failli renoncer, mais je me suis accroché. Au nom de ceux qui ont voyagé socialement. Au nom de ce peuple d'exilés. Pour eux, pour moi, il fallait s'accrocher.

Collabo un jour, résistant le lendemain, Frank Meier est à lui seul un précipité de toutes les ambivalences de l'Occupation

Faut-il comprendre que votre livre est sous-tendu par la volonté de délivrer un message politique ?

Oui ! J'assume complètement. Avec ce livre, je veux transmettre le fait que c'est possible, qu'on peut venir de là et arriver là. Être juif, c'est être à la marge. Quand on fait un chemin d'exil social, on est à la marge. Je suis parti quand j'avais 18 ans, j'ai quitté la presqu'île de Crozon, mes parents, la petite classe moyenne de province loin de la culture et de Paris ; je me suis empêché de rentrer chez moi, pour m'inventer une vie. Sur mon chemin, j'ai croisé Léon Blum, mon étoile... Très vite, en travaillant sur lui, je m'aperçois que toute sa vie il a été victime de violence, d'antisémitisme, de haine. Je me dis : qu'est-ce qu'on lui reproche, en fait ? Je réalise que beaucoup des reproches qu'on lui adresse pourraient m'être adressés à moi aussi : la traîtrise, la duplicité, etc. Un truc se noue alors qui ne cessera de me travailler en profondeur : je comprends que l'antisémitisme, ce n'est pas seulement la haine du Juif, c'est la haine de soi-même.

En s'arrêtant à l'archive comme vous le rappelez, l'Histoire s'arrête à la porte de la chambre à coucher... et de la salle de bains. Mais pas le roman. Vous avez imaginé une scène truculente* où la veuve Ritz, cette Marie-Louise à laquelle on peut tout reprocher sauf de manquer de cran, se rend dans la suite de Göring avec l'intention de lui dire son fait : il consomme toute l'eau chaude de l'hôtel avec les bains qu'il prend pour apaiser son addiction à la morphine. La veuve a enjoint à Frank de l'accompagner, le sommant de dégoter un champagne millésimé...

Ce que la littérature m'a offert, c'est le droit d'ouvrir la porte de la salle de bains. À travers la vieille - qui n'est pas sans bravoure, même si elle m'agace -, on peut approcher Göring jusque dans sa salle de bains. J'ai adoré cette liberté de la littérature ! Adoré, adoré !

Votre enthousiasme laisse entendre que vous n'allez pas vous arrêter en si bon chemin... Avez-vous un prochain roman en tête ?

J'ai un immense désir d'écrire. J'ai trois pistes. Une femme et deux hommes. L'un d'eux est ce gamin juif que je fais disparaître dans un souterrain dans la nuit du XXe siècle...

Et la femme ?

[Il se triture les lèvres, hésite, finit par se réfugier dans... l'enfance.] Je veux pas le dire !

Avez-vous conscience qu'il y a une belle dose de féminité dans votre écriture ?

Ça me fait extrêmement plaisir que vous disiez ça ! Avec sa voix fluette, Léon Blum est à la fois masculin et féminin. Et il a remporté la mise. [Il sourit, se gratte le crâne.]

Vous avez 49 ans. Peut-on rester un homme-enfant après 50 ans ?

Regardez les images de Léon Blum à la fin de sa vie. Tout à coup passe dans son regard l'éclat du petit gamin de la rue Saint-Denis. Lorsque je le vois, j'ai envie de pleurer tellement cela m'émeut. Moi, je veux finir comme ça.

* Extrait à lire ci-contre.

Extrait

Comme prévu, ils ont trinqué au champagne. Un Veuve-Clicquot 1913 : la cuvée servie au jubilé d'argent de l'empereur Guillaume II. Une rareté. [...] Göring caresse les plaques de porcelaine rose [de la pendule que la veuve Ritz lui apporte pour changer celle de son petit salon] et demande s'il peut faire une offre.
- Impossible, répond Marie-Louise. Cette horloge est la propriété du château de Versailles, donc un bien de l'État.
Göring s'esclaffe :
- L'État français n'a-t-il pas besoin d'un peu d'argent ?
- Je vais me renseigner auprès de notre
directeur ou de son adjoint, M. Süss, promet Marie-Louise. [...]
- En échange des services de M. Süss, risque-t-elle, serait-il possible de vous demander de ne prendre qu'un seul bain par jour ?
[...] Le Reichsmarschall en reste muet. Il se tortille sur sa chaise longue [...], puis enfin se redresse. Inclinant son buste en arrière, il devient subitement auguste comme un paladin.
- J'ai entendu dire, en effet...
Il laisse sa phrase en suspens et fixe son hôtesse comme s'il cherchait à pénétrer ses pensées. Frank observe le manège de ces deux carnassiers qui se jaugent désormais
en silence. [...] Le regard de Göring est de ceux qui vous glacent jusqu'à la moelle, mais elle n'a pas baissé les yeux.

Le silence se prolonge quelques instants. Göring se lève, fait quelques pas, puis d'une voix claire et posée, presque douce, lui demande si elle a déjà connu les plaisirs de la vengeance. Touché ! [...]
Marie-Louise se reprend :
- À mon âge, vous savez, on a vécu pas mal de choses...
Le Reichsmarschall sourit d'un air rusé avant d'allonger à nouveau sa carcasse de pachyderme sur la méridienne en velours. [...]
- Hitler est le sauveur ! assène-t-il, les paupières closes, en haussant brutalement la voix. [...] La vermine gauchiste, les juifs et les nihilistes se morfondent dans la poussière.
On ne se méfie jamais assez des conséquences d'une humiliation, n'êtes-vous pas d'accord ?

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