Viggo Mortensen : « J’ai voulu raconter l’histoire d’une femme qui repousse ses limites »

ENTRETIEN - L’acteur américano-danois présente son deuxième film en tant que réalisateur, un western hybride qui règle ses comptes avec l’Amérique.
Viggo Mortensen
Viggo Mortensen (Crédits : © LTD / CYRILLE GEORGE JERUSALMI POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Quand il arrive au matin, fatigué par une nuit d'interviews pour l'étranger, on se demande si l'on a en face de nous l'acteur polymorphe, le poète, l'éditeur, le peintre ou le musicien. Car Viggo Mortensen sait tout faire. Le ténébreux roi Aragorn de la trilogie du Seigneur des anneaux a désormais 65 ans et nous revient en tant que réalisateur : après un premier film, Falling (2020) sur les relations entre un père malade et son fils homosexuel, il réinvente le mythe du western américain avec Jusqu'au bout du monde. Celui qui a été révélé par Sean Penn dans The Indian Runner (1991), qui a tourné quatre films avec David Cronenberg et un avec Gus Van Sant, est un citoyen du monde : né à New York d'un père danois et d'une mère américaine, il a passé son enfance en Argentine, parcouru l'Europe, été docker ou chauffeur de poids lourds avant de devenir acteur... Il a aussi fondé une maison d'édition alternative où il publie de la poésie et des livres engagés, qu'il a nommée Perceval Press, car il est féru de la légende du roi Arthur. Rencontre avec un cinéaste cérébral et précis, soucieux de bousculer les codes avec élégance et inquiet de l'éventuel retour de Donald Trump au pouvoir.

Lire aussiNos critiques cinéma de la semaine

LA TRIBUNE DIMANCHE - Jusqu'au bout du monde est un western classique dans sa forme, avec ses fusillades, son saloon et ses cow-boys taiseux, mais très transgressif sur le fond de l'histoire... Vous vouliez tenter un western « hybride » ?

VIGGO MORTENSEN - Tout le film a d'abord été pensé pour se situer dans la tradition des meilleurs westerns classiques. Et si la plupart ne racontent pas des histoires très originales ni bien conçues, il existe d'autres westerns géniaux, qui ont un niveau élevé en matière d'esthétique et de poésie, et qui racontent en même temps des histoires profondes. J'ai voulu faire l'un de ces westerns-là : garder une photographie simple et élégante, mettre les personnages dans des paysages qui seraient historiquement précis, tout comme l'argot et le vocabulaire utilisés, les vêtements, les chevaux... Tout devait être « traditionnel » et fidèle à la réalité historique. Mais rapidement, on se rend compte que le film évolue vers autre chose : la grande différence, c'est qu'il y a une femme au centre de l'histoire et que, lorsque son partenaire masculin part à la guerre, nous restons avec elle au Far West. Dans un western classique, on ne voit jamais cela.

Viggo Mortensen

Viggo Mortensen sur le tournage de « Jusqu'au bout du monde ». (© LTD / METROPOLITAN FILMEXPORT)

Autre grande différence avec le genre : les personnages principaux sont des étrangers. Est-ce une façon de tordre le cou à la légende de la naissance de l'Amérique, faite par de purs wasps (Anglo-Saxons blancs et protestants) ?

C'est vrai que, pour une fois, les personnages principaux ne viennent pas tous du Texas ou de la Californie ! Ils sont de différents pays, on entend plein d'accents, il y a un Nord-Irlandais, des Catalans, des Mexicains, une Québécoise, un Danois... C'était vraiment le cas à l'époque, et ce mélange d'origines est toujours présent en Amérique. Mais les premiers westerns ne le reflétaient pas, ils entretenaient et renforçaient une sorte de mythologie, un folklore sur la fondation et l'expansion des États-Unis : on voyait ces Blancs anglo-saxons partout, même plus tard dans les westerns des années 1950. La population pouvait donc se divertir chaque week-end avec deux ou trois nouveaux westerns, souvent vite faits et faux sur le fond... Le nôtre est différent !

Quand Holger part faire la guerre de Sécession, le film devient donc un portrait de femme indépendante, celui de Vivienne Le Coudy. Une femme comme personnage central, c'est presque un anti-western !

On peut croire qu'elle est en avance sur son temps en voyant son comportement indépendant, mais je pense qu'il y avait d'autres femmes comme elle à cette époque ! On la voit se disputer avec un homme, puis parler avec un étranger dans la rue, jouer brièvement avec les deux... Elle s'amuse, elle est différente ! Mais ce n'est pas une « super-héroïne » et il ne s'agit pas de l'un de ces films d'exploitation superficiels qui sont trop vite « satisfaisants » : elle ne va pas prendre un fusil et « tuer tous les méchants ». C'est une femme de la vraie vie et de son temps, une femme « normale » avec un courage et une dignité qu'elle porte quotidiennement. Physiquement, elle est la plus faible de l'histoire mais elle est animée par une vie intérieure : par exemple, elle refuse de céder à la peur ou à la honte et d'être forcée de quitter la ville.

Le film est aussi une grande histoire d'amour entre elle et Holger, deux être atypiques dans un territoire aussi hostile que le Far West...

Leur couple n'est pas fait pour ce Far West capitaliste. Vivienne et Holger ne correspondent pas à la norme, mais ils se reconnaissent tous les deux, ils se ressemblent. Ils ont une relation de confiance et ils s'adaptent aussi l'un à l'autre, même s'ils ne sont pas d'accord sur tout. Ils se pardonnent mutuellement et ne se mentent jamais. Enfin, ils savent évoluer, et pour une relation c'est la seule façon de fonctionner sur le long terme, surtout s'il y a une séparation ou que quelque chose de terrible se produit.

Un cow-boy très amoureux, ce n'est pas si courant non plus...

Non, ce n'est pas habituel ! Elle est une muse pour lui... car il est parfois tellement plus maladroit qu'elle ! C'est comme chez les enfants, quand les jeunes filles de 10 ans, qui sont beaucoup plus intelligentes et matures que les garçons de 13 ans, lèvent les yeux au ciel en pensant : « Les garçons sont tellement stupides ! » Vous voyez ce que je veux dire ? Plus sérieusement, je pensais hier au western Le train sifflera trois fois, avec Gary Cooper, qui a remporté plusieurs oscars. L'acteur John Wayne et le réalisateur Howard Hawks, que j'adore mais qui faisaient des westerns traditionnels, ont dit publiquement qu'ils n'avaient pas aimé ce film : ils trouvaient que le shérif ne devrait pas demander de l'aide aux gens ni... être sauvé par une femme. C'était leur principale critique ! Je ne suis pas d'accord avec eux. S'ils étaient toujours vivants, ils se demanderaient probablement pourquoi le personnage principal de mon western écoute sa femme quand elle dit qu'elle veut trouver un travail. Holger l'écoute parce que, instinctivement, c'est un homme de son temps. Cela pourrait se passer de nos jours.

C'est donc un western féministe ?

C'est vous qui le dites ! Moi, j'ai voulu raconter l'histoire d'une femme qui repousse ses limites personnelles en tant qu'être humain. Elle n'accepte pas les choses calmement, elle va ouvrir une porte dans une époque qui était très restrictive pour les femmes : elles ne pouvaient pas voter, elles n'avaient pas le droit de propriété... Vivienne est une femme qui élargit ses propres frontières dans une société qui n'avait pas de lois à l'exception des règles établies par les hommes, qui la dominaient complètement. C'est juste une femme qui a du caractère.

Qui vous a inspiré le personnage de Vivienne ?

Ma mère. C'est avec elle que je suis allé pour la première fois au cinéma, elle aimait parler des films. C'était une femme de son temps aussi, une mère et une femme au foyer des années 1950-1970, mais malgré cela elle avait ses propres idées et elle n'acceptait pas que quiconque décide ou pense pour elle. Elle venait d'une petite ville conservatrice des États-Unis, elle votait habituellement pour les républicains comme sa famille mais, vers la fin de sa vie, en 2008, elle a voté pour Obama, ce qui a surpris mon beau-père et tout le monde autour d'elle ! Pour expliquer son vote, elle disait qu'il y avait eu assez de mensonges et de foutaises comme ça.

Jusqu'au bout du monde

Vicky Krieps dans le rôle de Vivienne Le Coudy. (© LTD / MARCEL ZYSKIND)

Est-ce que vous avez aussi été marqué par des rôles d'actrices ?

Je me suis beaucoup intéressé aux personnages féminins forts quand j'ai débuté : j'adorais La Passion de Jeanne d'Arc avec Renée Falconetti, mais aussi Barbara Stanwyck dans Quarante Tueurs de Samuel Fuller ou Meryl Streep dans Le Choix de Sophie et bien sûr Jessica Lange et Frances McDormand... Donc j'assume : je ne copie personne en faisant mes films, mais il est normal que tous les personnages que j'ai vus m'aient influencé.

La prochaine élection et l'éventuel retour de Donald Trump à la Maison-Blanche vous inquiètent-ils ?

Je suis sûr qu'il va perdre encore plus de votes « populaires » que la dernière fois... mais il fera tout ce qui est en son pouvoir avec le collège électoral pour tricher, car les républicains ont placé des personnes dans chaque État qui décident ou non d'approuver la façon dont se déroulent les élections chez eux. Trump fera donc évidemment tout ce qu'il pourra pour contester les résultats s'ils ne lui sont pas favorables. D'ailleurs, il dit déjà que les élections sont truquées... comme en 2020. Ce mois-ci, une douzaine de généraux quatre étoiles de l'armée, plutôt conservateurs, ont envoyé une lettre à la Cour suprême affirmant que sa réélection serait un désastre : cela n'était jamais arrivé ! Mais le problème, c'est que Trump a nommé trois juges de la Cour suprême... Donc, oui, je suis inquiet. Je ne pense pas qu'il va gagner mais je pense qu'il aura des gens qui l'aideront à tricher pour gagner. Et s'il n'obtient pas ce qu'il veut, il encouragera à nouveau la violence.

Il agit un peu comme au Far West, en somme...

Trump est comme Weston, le fils de Jeffries dans mon film. Dès la deuxième scène, on voit qu'il s'autorise à faire tout ce qu'il veut... Il n'est pas paniqué après avoir tué tous ces gens parce qu'il sait qu'il est protégé, il sent qu'il jouit d'une sorte d'impunité qui lui permet de faire ce que bon lui semble. Dans un sens, c'est comme Trump et ses enfants.

Western féministe (3⭐/4)

Dans les années 1860, Vivienne Le Coudy, jeune femme de caractère et indépendante, d'origine québécoise, et Holger Olsen, un immigré danois, tombent amoureux. Elle le suit pour vivre avec lui dans le Nevada mais il part pour la guerre de Sécession. Vivienne reste seule dans un Far West violent et sans lois, face au maire corrompu de la ville et à Weston Jeffries, le fils brutal et sans vergogne d'un important propriétaire terrien, qui lui fait des avances. Au retour d'Olsen, Vivienne et lui ne sont plus les mêmes et doivent accepter ce qu'ils sont devenus... S'il respecte à la lettre tous les codes esthétiques et historiques du genre, Viggo Mortensen, en cow-boy touchant et taiseux, fait de ce western un plaidoyer contre la violence machiste et les armes à feu et le transforme en un magnifique portrait de femme dans un milieu d'hommes, avec une Vicky Krieps formidable de force et d'intelligence. Pour ce faire, Viggo Mortensen injecte dans l'Ouest américain une bonne dose de féminisme, de diversité ainsi qu'une histoire d'amour dramatique, tout en égratignant au passage le mythe fondateur de l'Amérique blanche et masculine et du rêve américain.

Jusqu'au bout du monde, de Viggo Mortensen, avec lui-même, Vicky Krieps, Solly McLeod. 2h09. Sortie mercredi.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 28/04/2024 à 9:38
Signaler
Un très grand acteur.

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.