Chana Orloff, la vie plus puissante que l’art

L’histoire de la sculptrice, née juive ukrainienne et dont un membre de la famille est toujours otage à Gaza, semble se faire l’écho de notre temps.
La Sculptrice Chana Orloff
La Sculptrice Chana Orloff (Crédits : © LTD / ATELIER-MUSÉE CHANA ORLOFF)

Filmée dans son atelier, Chana Orloff imprime méticuleusement la forme de ses doigts dans la glaise pour dessiner les contours d'une future œuvre. Elle semble gênée par la caméra. Elle qui définissait son travail comme un moyen de « sculpter l'époque » n'a jamais souhaité en être le visage. « Elle estimait que ce n'était pas sa vie qui importait, mais ce qu'elle créait », nous confie son petit-fils, Éric Justman, qui anime les visites de l'atelier de Chana Orloff à Paris. La sculptrice n'a jamais confié son passé, ses exils, à ses petits-enfants ou à qui que ce soit.

« Elle estimait que si l'on pouvait supporter les épreuves et les laisser derrière soi pour continuer à vivre, il fallait le faire », insiste Éric Justman. La vie de cette Juive née ukrainienne, trésor national aux yeux d'Israël, semble pourtant se faire l'écho de notre temps. Ses sculptures sont très visibles dans la capitale cette année : dans son atelier, au musée d'Art et d'Histoire du judaïsme, où une sculpture spoliée, L'Enfant Didi, est exposée depuis novembre. C'est une des quatre retrouvées sur les 143 laissées à Paris le 15 juillet 1942, veille de la rafle du Vél' d'Hiv. Prévenue par son fondeur qu'elle va être arrêtée, l'artiste a le temps de fuir pour la Suisse en compagnie de son fils.

Lire aussiAnthony Gormley : "La sculpture a lâché sa responsabilité à représenter le monde"

La rupture est flagrante entre ses premières œuvres, essentiellement des portraits prisés du gotha parisien, et les sculptures qu'elle exécute une fois partie. Elles perdent leur fini lisse et deviennent tourmentées par les empreintes de mains persistant dans la matière. L'une d'entre elles marquera particulièrement ce tournant fin 1945 : sculpté dans du bronze noir de jais, Le Retour est inspiré de survivants des camps de concentration. Celle qui autrefois figurait des maternités paisibles et des femmes puissantes représente un homme brisé dans son corps et son esprit. Elle expliquera avoir « cherché à sculpter le néant ». Cet exil suisse n'est pas le premier.

Elle qui définissait son travail comme un moyen de « sculpter l'époque » n'a jamais souhaité en être le visage

Née dans une petite ville d'Ukraine en 1888, Chana Orloff et sa famille subissent les premiers pogroms. Le clan Orloff, avec ses neuf enfants, décide de partir pour la Palestine ottomane en 1905, où Chana voit ses sœurs contraintes à des mariages arrangés pour assurer leur avenir. Et décide de disposer seule du sien. Pour cela, un seul moyen : travailler. Déjà initiée à la couture, elle choisit Paris pour perfectionner sa formation. C'est en 1911, dans la capitale française, que son talent pour la sculpture se révèle.

Sa vie tourne autour de ses créations et de son fils. La mort prématurée de son mari, le poète Ary Justman, en 1919, ayant été le point de départ de cet équilibre. Un énième coup du destin pour celle qui a déjà tout recommencé deux fois, et qui voyait en la France une terre d'espoir. Elle verra sa résilience récompensée. Elle vit de son art, reçoit des commandes, côtoie Modigliani ou Apollinaire. En 1925, l'État lui accorde la nationalité française. Sa renommée s'étend, au point qu'elle expose à New York.

Chana Orloff, la vie plus puissante que l’art

(Crédits: © LTD / ATELIER-MUSÉE CHANA ORLOFF)

Après guerre, son nouveau style plaît moins à Paris. C'est en Israël qu'elle est le plus sollicitée. Elle avait déjà participé à la création du musée d'Art de Tel-Aviv, et répond donc aux commandes de nombreux portraits, dont celui de David Ben Gourion. Fin 1968, elle fait escale au kibboutz de Be'eri, fondé par son frère et sa nièce, pendant l'organisation d'une rétrospective à Tel-Aviv. Elle n'en repartira pas, victime d'une crise cardiaque à 80 ans.

Des dizaines d'années après, le kibboutz sera lui aussi touché au cœur. Le 7 octobre 2023, les hommes du Hamas y font plus de 100 victimes, dont trois membres de la famille de la sculptrice, et prennent une cinquantaine d'otages. Parmi eux, sept sont reliés à Chana Orloff. L'un d'entre eux est toujours captif. Alors qu'elle voulait que ses œuvres soient son étendard, l'Histoire a rattrapé Chana Orloff.

Atelier-musée Chana Orloff, exposition permanente. Au musée d'Art et d'Histoire du judaïsme: « "L'Enfant Didi", itinéraire d'une œuvre spoliée de Chana Orloff, 1921-1923 », jusqu'au 29 septembre.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.