« Un personnage doit ouvrir mon cœur et mon esprit » (Sandra Hüller, actrice allemande)

ENTRETIEN - Nommée aux oscars pour « Anatomie d’une chute », Sandra Hüller connaît un succès international.
Charlotte Langrand
L’actrice à Paris, le 25 mai 2023.
L’actrice à Paris, le 25 mai 2023. (Crédits : © Philippe Quaisse/Pasco&co)

L'actrice allemande Sandra Hüller sait tout jouer, pourvu que les rôles soient aussi complexes que la vie. En 2023, elle a illuminé le film de Justine Triet Anatomie d'une chute, Palme d'or à Cannes et nommé cinq fois aux Oscars (le 10 mars) : meilleurs actrice, réalisateur, scénario, film et montage. Mercredi, elle sera aussi à l'affiche d'un film singulier et glaçant, La Zone d'intérêt, de Jonathan Glazer (lire ci-contre), grand prix du jury à Cannes, où elle a accepté le rôle terrible de Hedwig Höss, la femme du commandant d'Auschwitz. Entretien avec une comédienne hors pair, cérébrale et pointue.

LA TRIBUNE DIMANCHE- Avez-vous hésité avant d'accepter un rôle aussi difficile que celui de Hedwig ?

SANDRA HÜLLER- C'était un défi intéressant mais j'ai failli refuser, car je ne voulais pas trop m'« impliquer » avec cette femme. Et puis, lorsque les réalisateurs étrangers demandent à des acteurs allemands de jouer dans leurs films, c'est pour jouer des nazis... c'est une blague assez répétitive. Mais quand j'ai su que Jonathan Glazer voulait faire quelque chose de différent sur ce sujet et qu'il éviterait les symboles habituels, j'ai révisé mon jugement. Je ne voulais pas manquer cette occasion de travailler avec lui, car il a un esprit si brillant, un cœur si sincère. J'ai senti que je pouvais lui faire confiance, et c'est rare, car parfois les cinéastes cherchent le succès en jouant avec des bons sentiments : la Shoah devient alors une sorte de réceptacle pour toutes sortes d'émotions inappropriées. J'ai accepté le rôle pour lui, car il se débattait avec les mêmes questions que moi.

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Vous êtes-vous protégée de ce personnage ?

Non, mais j'ai senti qu'il n'était pas souhaitable d'avoir de l'empathie pour elle : j'ai éprouvé une très forte résistance à entrer en contact avec elle. La solution était de rester à distance sur le plan émotionnel, car elle ne méritait pas qu'on soit proche ni qu'on la défende. Il s'agissait plutôt de la représenter, elle et ses actions, sans réfléchir à ses motivations, que je ne voulais pas connaître. De faire partie de cette expérience plutôt que de jouer un personnage.

Le couple Höss vit le « travail » de Rudolf comme s'il évoluait dans une entreprise quelconque, avec sa réussite matérielle, son pavillon avec piscine... jouxtant le camp d'Auschwitz. Avez-vous interprété Hedwig en occultant le réel ?

Oui, car je pense que c'est ce qu'ils ressentaient et parce que le fascisme est aussi une manifestation du capitalisme. J'ai vraiment eu l'impression que c'était elle, plus que son mari, qui voulait toujours avoir plus : gagner plus, avoir plus de choses, d'enfants, un meilleur statut... Cette avidité sans fin prouve qu'ils étaient incapables d'évoluer en tant qu'humains : pour cela, il faut savoir qui vous êtes vraiment et ce que vous faites... S'ils avaient admis que ces crimes se produisaient à côté et qu'ils en étaient responsables, ils n'auraient pas pu vivre cette vie. Ils ont donc dû l'exclure de leur conscience, et c'est incroyable que ce soit possible... Enfin, Jonathan Glazer voulait faire une œuvre moderne et présente, pas un conte du passé qui aurait permis de s'en éloigner, de dire qu'ils étaient des monstres mais que c'était il y a longtemps.

Seule la mère de Hedwig comprend ce qui se passe derrière le mur du jardin. Elle part en pleine nuit en laissant un mot, que sa fille brûle après l'avoir lu... Qu'était-il écrit ?

Je ne le dirai pas ! Il y a eu douze versions différentes de ce message, écrites par Jonathan... À chaque prise, quand je l'ouvrais, j'avais peur de ce qui allait m'arriver. Mais d'autres gens savaient ce qui se passait à Auschwitz, comme la famille de la « fille aux pommes » [qui cache des pommes pour les prisonniers, la nuit] : ils fermaient les fenêtres lorsque les fours brûlaient, car ils ne pouvaient pas supporter l'odeur ni l'inhaler comme s'il s'agissait d'un parfum...

En 2023, vous étiez aussi à l'affiche d'Anatomie d'une chute, de Justine Triet. Deux rôles très différents mais intenses. Est-il facile de quitter vos personnages après les tournages ?

Je les considère comme des personnes que j'ai rencontrées et dont je me suis rapprochée. Je sais donc des choses à leur sujet, mais ensuite ils suivent leur route. Parfois, j'ai envie de les appeler ! Il y a des personnages qu'on admire, qui vous apprennent des choses, alors ils restent avec vous. Il y en a que je suis heureuse de voir partir ! J'admire le courage et la maturité de Sandra, mon personnage dans Anatomie, qui n'accepte aucun mensonge de personne. Je m'inspire d'elle, les choses qu'elle dit à son mari sont très importantes à dire dans une vie. Je voulais savoir ce que c'est que d'être quelqu'un comme elle.

J'aime découvrir pourquoi les gens sont comme ils sont

Vous préférez les personnages complexes, qui bousculent les vies trop rangées, comme dans Toni Erdmann, en 2016 ?

Oui, car les gens sont complexes, je n'en connais pas de simples ! On peut les jouer de l'extérieur, mais, à l'intérieur, tout le monde a une histoire : j'aime découvrir pourquoi les gens sont comme ils sont. Je choisis surtout des personnages proches de la vie, qui n'ont pas été inventés pour divertir. Car qui peut prédire la vie ? Dans Anatomie d'une chute, Sandra n'avait pas prévu que son mari mourrait le lendemain. Cet événement bouleverse tout. Si je sais dès la troisième page d'un scénario comment il va finir, je m'ennuie ; si le scénariste ne s'intéresse pas au mouvement intérieur d'un personnage et se contente d'écrire de l'extérieur, sur l'intrigue, s'il sait déjà où il va placer la musique pour faire pleurer les gens, ce n'est pas pour moi. J'apprécie mon travail quand j'apprends quelque chose sur moi, que je vis quelque chose qui enrichit ma vie, ouvre mon esprit et mon cœur.

Pourquoi avez-vous voulu être actrice ?

Parce que c'est amusant ! J'ai été élevée en RDA, sans beaucoup de loisirs. Après la chute du Mur, un professeur m'a proposé d'entrer au club de théâtre. Au début, c'était un hobby, mais trois ans plus tard je postulais dans une école d'art dramatique ! J'ai joué sept ans au théâtre avant de faire du cinéma. J'ai beaucoup travaillé avec le metteur en scène Johan Simons, qui m'a appris que tout ce que vous pensez sur une scène est approprié et que vous pouvez tout utiliser pour jouer. Et qu'il ne faut pas courir après un sentiment, comme se forcer à pleurer. Le sentiment suit la pensée : si elle est suffisamment précise, votre corps y réagira immédiatement.

Vous avez reçu de nombreux prix et vous êtes nommée pour l'oscar de la meilleure actrice pour Anatomie d'une chute. Les récompenses comptent-elles pour vous ?

Oui, c'est formidable que les gens reconnaissent ce que vous faites et vous rendent l'amour que vous y mettez. En même temps, je ne les emporterai pas dans mon cercueil ! Donc c'est magnifique, mais si elles n'étaient pas là, ce ne serait pas grave. Tant que je peux payer mon loyer, tout va bien.

Comment recevez-vous le succès mondial d'Anatomie d'une chute ?

Je l'adore ! Ça montre que l'origine des films n'a pas d'importance quand ils abordent un sujet qui concerne tout le monde. Les films relient les gens entre eux. Le scénario était si parfaitement écrit que je voulais juste en faire partie ! Justine Triet est devenue une amie, il y a une compréhension mutuelle entre nous, de qui est vraiment l'autre. C'est l'une des personnes les plus courageuses que je connaisse et l'une des plus intelligentes. Elle n'a pas besoin d'en faire étalage... Elle l'est, tout simplement.

Charlotte Langrand

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