Exclusif : un album du dessinateur Sempé épuisé depuis 50 ans, réédité par Denoël

Denoël réédite un album impérissable paru en 1968 – et épuisé depuis cinquante ans : « L’Information-Consommation ».
Anna Cabana
Sempé
Sempé (Crédits : ⓒ Sempé)

Est-ce parce que ses dessins se lisent (comme des historiettes drôlement graves, des comptines pour adultes, tout dépend de l'humeur du lecteur) qu'on les aime entre tous ? Est-ce parce qu'au lieu d'un rictus ils révèlent la fossette qui affleure en chacun de nous ? Est-ce parce qu'ils convertissent la colère devant la petitesse du genre humain en une tendresse presque fraternelle - et que cette fraternité est notre seul salut ? Est-ce parce qu'ils sont parfumés à la mélancolie, cette « conscience profonde que nous ne sommes que de braves petits êtres en quête d'autre chose, mais qu'on ne saura jamais quoi. Et quand on le saura, ce sera grave » - selon les termes de feu notre artiste de génie ?

Quel cadeau, en tout cas, de retrouver Jean-Jacques Sempé quinze mois après sa mort, dans cet album paru en 1968 - et épuisé depuis cinquante ans -, où il ironise subtilement sur la civilisation de consommation et la société de l'information...

Quel cadeau, en effet, de retrouver ses « braves petits êtres », tout tout petits, en pardessus abattus, silhouettes indifférenciées accablées tour à tour par un métro dévorant, des affiches ou des bibliothèques vertigineuses, voûtées sous le poids de la vie, le nez piquant vers le bas, mais pas trop non plus, parce qu'ils sont conditionnés pour avancer malgré tout... Parfois le petit bonhomme est seul, parfois ils sont des centaines, parfois il y a une petite dame, même posture courbée, on la distingue à son sac à main et aux cheveux qui s'échappent de son chapeau évidemment avachi. Sempé, c'est l'individu contre les masses, l'être face à « la foule déchaînée » - pour reprendre un morceau du titre du roman de Thomas Hardy Far from the Madding Crowd.

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Fût-ce à son insu, un artiste porte en lui une littérature, une mythologie. Sempé est le meilleur illustrateur de la fameuse assertion sartrienne « l'enfer, c'est les autres ».

Le dessinateur du Petit Nicolas n'est pas houellebecquien comme Reiser, pas snob comme Bretécher ; c'est un nietzschéen soft. Alors bien sûr, on se passerait volontiers du « poésisme officiel » dont les admirateurs de Sempé entourent son culte en plantant sur chaque dessin l'écriteau « attention poésie ! ». Mais la langue française - pas celle de Sempé, qui parle et écrit... le dessin ! - offre-t-elle un autre mot que « poésie » pour restituer cette rencontre sur la page blanche de l'intelligence aiguisée et du jugement qui soudain se suspend et hop, exit les leçons de morale, place au moment où le trait tremblé capte la fragilité d'un fragment de réalité, où les artifices s'effondrent et où jaillit l'étonnement - au sens philosophique ? Le transport. L'émotion. Car il y a une ivresse, dans un Sempé. Une ivresse délicate qui les ferait reconnaître entre mille, ses dessins et lui. C'est comme la façon minutieuse et opulente dont il croque les forêts de caméras avec leurs becs, et qui mieux qu'un discours figure le biais induit par cette société de l'information par lui brocardée.

Mention spéciale pour ce merveilleux crayonné d'une conférence de rédaction où les journalistes épiloguent sur le degré de connerie qu'il faut donner aux cons :

« Je trouve ça un peu con, moi... »

« Évidemment que c'est con ! Mais il faut choisir, coco : ou on fait un journal pour des cons et on leur donne de la connerie ou... »

« Je suis d'accord, mais il y a des degrés dans la connerie, et moi, je trouve ça un peu con... trop con... »

« Je vais te dire. En fait c'est pas assez con. Voilà ce qui cloche, c'est que c'est pas assez con. »

« C'est ce que je pensais. Ça c'est de la connerie, mais de la connerie au deuxième degré. Il vaudrait mieux de la connerie plus directe. »

« Le premier degré, il y a que ça. Surtout en ce qui concerne la connerie ! »

« C'est pas con, ce que tu dis là. »

(Mauvaise) foi d'un humoriste qui, lui, ne quittait jamais très longtemps les rivages du troisième degré. Ils nous manquent.

Ils : le troisième degré et lui.

Anna Cabana

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