« La quête du bien est ce qu’il y a de pire » (Hervé Le Tellier)

L’auteur de « L’Anomalie », le Goncourt 2020, écoulé à près de 1,6 million d’exemplaires, préface la reparution d’un roman qui, il y a soixante-dix ans, avait anticipé la cancel culture : « Fahrenheit 451 ».
(Crédits : Corentin Fohlen/ Divergence)

C'est pour lutter contre « la connerie », la cancel culture et « l'empire du bien » qu'Hervé Le Tellier préface cette édition collector du roman visionnaire que Ray Bradbury a publié en 1953. Fahrenheit 451. « Température à laquelle un livre s'enflamme et se consume », selon les mots que son auteur a inscrits au frontispice de ce texte à la puissance de feu. Évidemment, on connaît d'abord l'écrivain américain pour ses fulgurantes Chroniques martiennes. Mais, alors que le vent de la censure souffle sur les braises de nos sociétés, le moment est propice à la (re)lecture de ce roman poético-prophétique qui vous précipite dans les flammes d'un monde où les livres sont interdits, les autodafés de livres institutionnalisés, les récalcitrants brûlés en même temps que leur bibliothèque et les « pompiers » reconvertis en incendiaires.

Si Bradbury a construit son récit autour du personnage de Montag, « pompier » en plein questionnement existentiel, c'est pour mieux l'ériger en faire-valoir de deux discours antagonistes étrangement contemporains qui correspondent à deux visions du monde : le monologue du capitaine Beatty, le très érudit et très très retors capitaine des « pompiers », censeur en chef qui défend les vertus d'un monde sans livres pour assurer « la protection de la paix et de l'esprit » contre « le torrent de la mélancolie et de la philosophie » ; monologue auquel répond, à distance, celui de Faber, le professeur d'anglais à la retraite qui prend le risque de se consumer d'amour pour la littérature. Il faut entendre Faber personnifier cette dernière: « Ce livre a des pores. Il a des traits. Vous pouvez le regarder au microscope. Sous le verre, vous trouverez la vie en son infini foisonnement. Plus il y a de pores, plus il y a de détails directement empruntés à la vie par centimètre carré de papier, plus vous êtes dans la "littérature". C'est du moins ma définition. Donner des détails. Des détails pris sur le vif. Les bons écrivains touchent souvent la vie du doigt. Est-ce que vous voyez maintenant d'où viennent la haine et la peur des livres ? Ils montrent les pores sur le visage de la vie. »

Point de doute, Bradbury est là. Faber est son double. Un artisan, comme son nom l'indique. Preuve que l'écrivain ne cantonne pas le symbolisme aux étincelantes descriptions d'un feu piégeant sa cible « dans une fleur de feu, une merveilleuse éclosion de pétales jaunes, bleus et orange ». Un feu dont la « vraie beauté réside dans le fait qu'il détruit la responsabilité et les conséquences ». Parole d'incendiaire (le capitaine Beatty, ici). À méditer.

Hervé Le Tellier nous reçoit chez lui dans le XVIIIe arrondissement de Paris, à deux pas du Sacré-Cœur. En traversant le salon pour rejoindre son bureau, on a le temps d'apercevoir une paire de chaussettes noires tirebouchonnées sur son canapé en cuir.

LA TRIBUNE DIMANCHE- Assumez-vous, en préfaçant aujourd'hui un tel roman, de poser un acte politique ?

HERVÉ LE TELLIER- Oui. Fahrenheit 451 est un livre-manifeste très moderne. Les trois raisons pour lesquelles les livres sont interdits dans la société dépeinte par Bradbury sont des raisons auxquelles nous sommes désormais confrontés : primo, le rejet des intellectuels, objets de haine pour ceux qui se sentent inférieurs. Secundo, les livres sont trop compliqués donc on va les simplifier ; et à force de les simplifier, on les supprime.

Tertio, quel que soit le livre, sa lecture est susceptible de blesser quelqu'un quelque part ; conséquence : pour que personne ne soit offensé, supprimons tous les livres.

Sur ce troisième point, justement, les propos du capitaine Beatty sont brûlants d'actualité : « Les Noirs n'aiment pas Little Black Sambo. Brûlons-le. La Case de l'oncle Tom met les Blancs mal à l'aise. Brûlons-le.

Quelqu'un a écrit un livre sur le tabac et le cancer des poumons ? Les fumeurs pleurnichent ? Brûlons le livre. La sérénité, Montag. La paix, Montag. À la porte, les querelles. Ou mieux encore, dans l'incinérateur. » Soixante-dix ans après, sommes-nous dans le monde de Bradbury ?

Bradbury ne pensait pas un instant être prophétique. Il a écrit ce roman après les totalitarismes et en plein maccarthysme. Son texte l'a dépassé. C'est à cela que l'on reconnaît les grands livres.

« Il faut que vous compreniez que notre civilisation est si vaste que nous ne pouvons nous permettre d'inquiéter et de déranger nos minorités », prédit Bradbury par la voix de Beatty. L'écrivain québécois Kevin Lambert vient d'en offrir une illustration plus que parfaite. La façon dont il s'est enorgueilli d'avoir travaillé avec une sensitivity reader d'origine haïtienne n'est-elle pas un monument de bien-pensance : « Je tenais à avoir son point de vue, notamment pour le personnage de Pierre-Moïse, d'origine haïtienne lui aussi. Même si je fais des recherches sur les stéréotypes liés aux personnages minorisés dans la fiction, je peux toujours me tromper. Elle s'est assurée que je ne tombe pas dans certains pièges de la représentation des personnes noires par des auteur.e.s blanc.he.s. La lecture sensible, contrairement à ce qu'en disent les réactionnaires, n'est pas une censure. Elle amplifie la liberté d'écriture et la richesse du texte. Je compte travailler de cette manière pour tous mes prochains romans » ?

C'est l'empire du bien... Lorsque j'ai eu affaire aux sensitivity readers pour la traduction en allemand de L'Anomalie, leur proposition de traduction de « petite négresse surdouée de la banlieue de Houston » était insupportable. Je me suis agacé et je leur ai écrit : « À la réflexion, les pages 5 à 327 du présent volume sont susceptibles à un moment ou un autre de heurter la sensibilité de certains lecteurs, le mot lecteurs incluant les lectrices. L'auteur leur déconseille la lecture de ce livre. » J'ai vraiment du mal avec les sensitivity readers.

Les trois raisons pour lesquelles les livres sont interdits dans la société dépeinte par Bradbury sont des raisons auxquelles nous sommes désormais confrontés

Hervé Le Tellier

Donc vous êtes réactionnaire, si l'on reprend le syllogisme de Kevin Lambert ?

Nicolas Mathieu n'a pas tort d'être monté sur ses grands chevaux [le lauréat du Goncourt 2018 a réagi sur Instagram : « Où l'on apprend que n'être pas favorable aux sensitivity readers, c'est être réactionnaire »]. Le positionnement de Kevin Lambert est absurde. Mais il est canadien. Ce ne sont pas nos codes...

N'est-on pas précisément en train de les faire nôtres?

Certains ont applaudi, mais beaucoup ont souri ironiquement...

Comme vous ?

J'essaye de comprendre les raisons de l'autre. Je ne m'énerve pas parce que je suis convaincu que c'est contre-productif pour faire passer mes idées. Je ne suis en effet pas dans la demi-mesure sur ces questions. Je serai toujours contre la censure et contre la cancel culture. Même si je considère que les œuvres et les statues, ce n'est pas la même chose. Au déboulonnage, je préfère bien sûr, et de loin, l'ajout d'un petit cartel pour contextualiser ; mais si on détruit une statue, ce n'est pas gravissime. Brûler les œuvres de quelqu'un, si. Je veux que l'on puisse lire Mein Kampf avec des annotations, je ne veux pas que l'on me prive de la possibilité de lire Rebatet. Je veux pouvoir être révolté par Les Décombres ; je veux pouvoir être choqué par Bagatelles pour un massacre de Céline ; je veux pouvoir les lire pour voir à quel point ça me révulse. Si on efface les aspérités du monde, on n'aura plus les moyens de grimper le long des murs. On a besoin de ces choses qui nous déplaisent pour se construire. Comme tout le monde, je suis construit à partir de mes colères et de mes indignations. Les partisans de la cancel culture aussi. La différence, c'est qu'eux veulent supprimer les raisons de leur colère et de leur indignation pour ne pas souffrir.

Croire qu'il n'y a pas de souffrance derrière la cancel culture, ce serait une erreur. Il faut désarmer cette souffrance et expliquer que ce n'est pas parce qu'on souffre qu'on doit interdire ce qui fait souffrir. Se braquer contre eux n'est pas efficace.

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Êtes-vous en train d'appeler à la modération les combattants anti-cancel culture ?

Je suis un mec qui vient de l'extrême gauche...

Depuis quand est-ce un gage de modération ?

Dans mon petit parti, la Ligue communiste, on voulait gagner les combats, aussi cherchait-on l'efficacité. Pour gagner des combats, il ne faut pas prendre ses adversaires pour des ennemis. Il est toujours intéressant de se mettre à leur place. Cela permet d'en voir les logiques.

Mais peut-on désarmer les croyances ? Car les tenants de la cancel culture sont habités par une forme de foi...

C'est tout le problème. Dans Fahrenheit 451, l'autodafé est un acte de foi. Je me souviens d'un échange entre l'ethnologue Richard Dawkins et l'animateur d'un débat auquel il participait dans une université à l'occasion de la sortie du Gène égoïste, il y a une quarantaine d'années. Dawkins avait eu cette phrase :

« Comme nous sommes ici entre personnes intelligentes, je pense que personne dans cette salle ne croit littéralement que Mahomet est allé de Médine à La Mecque en cheval ailé. » L'animateur, musulman, avait alors répliqué : « Si, moi je le crois, c'est ma foi. » Entendant cela, Dawkins se décomposa. Il avait en face de lui un homme intelligent mais il comprenait que sa foi écrasait son intelligence et qu'il n'y avait rien à faire.

Qu'en concluez-vous ?

Face à quelqu'un d'incandescent, il faut opposer une certaine bienveillance et une certaine écoute. Il y a des choses sur lesquelles on peut discuter. C'est ouvrir une boîte de Pandore, bien entendu, mais on ne peut pas maintenir en permanence le couvercle fermé. Parce qu'en dessous, ça bouillonne. La vision des Lumières, au cœur de laquelle figure l'universalisme, a du mal à passer chez ceux qui considèrent légitimement que la devise « liberté, égalité, fraternité » est une énorme hypocrisie. Je les comprends. Sans compter que, partout, la civilisation occidentale a été impérialiste sur le terrain culturel au point de détruire complètement des civilisations. La cancel culture d'aujourd'hui est un retour de bâton. Mais le mouvement de balancier va trop loin.

Dans la préface, vous écrivez : « Parfois la partie semble perdue. » Les censeurs ont-ils gagné ?

On ne perd pas des batailles, on a de plus en plus d'adversaires, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Je suis sûr que, comme moi, 95 % des Français trouvent dingue la polémique autour de la comédienne Helen Mirren accusée de « Jewface » parce qu'elle joue le rôle de Golda Meir alors qu'elle n'est pas juive. Et qu'ils trouvent tout aussi dingue que l'acteur Bradley Cooper soit accusé d'avoir utilisé une prothèse nasale pour incarner Leonard Bernstein. C'est la pointe émergée d'un iceberg de conformisme. Mais le phénomène reste majoritairement anglo-saxon. Voyez comment la gauche américaine, parce qu'elle n'a plus aucun idéal social à proposer, s'accroche à des particularismes, fractionne la société et l'atomise en groupes d'individus pouvant être des Noires lesbiennes de petite taille. Cela crée du consensus de groupe décuplé par les réseaux sociaux : des biais de confirmation de ce qu'on pense qui vous enferment dans des bulles identitaires.

En toute bonne conscience ?

On devient une société « morale ». La quête du bien est ce qu'il y a de pire. Elle est la source de tous les maux. Tous les crimes ont été commis au nom du bien. La police de la pensée puritaine m'insupporte. Mais je pense qu'à la fin on sera sauvé par la rationalité. Au bout d'un moment, les bêtises s'annulent. On peut perdre face à la bêtise, bien sûr, mais temporairement.

Faut-il comprendre que, contrairement à Faber-Bradbury, vous n'êtes pas un vrai pessimiste ?

Je crois qu'on peut lutter contre la connerie...

Fin août, pour lutter contre les autodafés de corans, le gouvernement danois a présenté un projet de loi pour « interdire le traitement inapproprié d'objets ayant une signification religieuse importante pour une communauté religieuse ». Pensezvous comme Charlie Hebdo qu'il s'agit d'une décision « d'une extrême gravité » qui « légitime la notion de blasphème, ouvre la porte à toutes les censures » ?

Il ne faut pas légiférer sur ce sujet. Mais... il ne faut pas brûler les livres. C'est une question d'intelligence !

Un mot sur le Goncourt : avez-vous lu certains romans de la dernière sélection ?

J'ai aimé le livre de Gaspard Koenig [Humus, Éditions de l'Observatoire.] ■

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Commentaires 5
à écrit le 21/10/2023 à 6:23
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Blaise Pascal a écrit de mémoire donc inexact "l'homme n'est ni ange ni bête mais le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête".

à écrit le 16/10/2023 à 9:37
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Bref, encore un prétexte pour faire de la rhétorique à Tartuffeland. Définitivement sans intérêt. Mais faut bien n'importe quel contenu pour remplir les médias entre les espaces publicitaires. Gen AI va balayer tout ça. Si ce n'est déjà fait, qui ...

à écrit le 15/10/2023 à 12:23
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Son livre "L'anomalie" n'aurait jamais du recevoir le prix Goncourt. L'idée est maligne mais peu intéressante. Au mieux ce récit aurait du remporter le 1er prix de science fiction du festival du livre de Montélimar...

le 16/10/2023 à 13:25
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Vous vous trompez. C'est justement l'essence du prix Congourd que de récompenser un tas de feuilles qui aura disparu des caniveaux au prochain automne. Imagine t on les auteurs des oeuvres multiséculaires que nous apprécions, être lauréat d'une telle...

à écrit le 15/10/2023 à 10:03
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Oh non il y a bien pire quand même hein, comme la quête de la pédophilie, la quête de la torture, la quête de la cupidité... la quête du "bien" n'est qu'une énième manipulation.

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