Prix Goncourt : les quatres finalistes lus par « La Tribune Dimanche »

L'hebdomadaire, qui n'était pas encore né au moment de la rentrée littéraire, propose sa lecture des quatre livres finalistes, dont le lauréat 2023 sera élu le 6 novembre.
(Crédits : SARAH MEYSSONNIER)

Le roman qui vous hante

« Sarah, Susanne et l'écrivain » suscite de telles détestations que même ses adorateurs ne l'auraient pas imaginé en finale. Les mauvais esprits disent que c'est parce qu'il n'aime pas les maris qu'Éric Reinhardt sait aussi bien parler des - et aux - femmes. Et quand bien même ? Ce livre, qui est assurément le plus clivant de la dernière sélection, mérite-t-il tant de passions ? L'histoire de cette femme, Sarah, dont le double romanesque se prénomme Susanne, est extrême et infernale - au sens littéral car on y tutoie les enfers : une bourgeoise de 44 ans menant une vie provinciale, un époux avec qui elle fait l'amour plusieurs fois par semaine en dépit de leurs vingt-deux ans de mariage, deux enfants, des ambitions artistiques au nom desquelles elle arrête de travailler à la suite de son cancer du sein, une sacrée naïveté qui lui fait pourvoir à tous les frais du quotidien familial quand son époux s'occupe, lui, de consolider ses propres avoirs fonciers - mais elle ne le découvre qu'au moment où commence le roman. La bascule s'opère quand, après avoir en vain prié son mari de corriger les injustices de leur situation patrimoniale et de cesser de la délaisser en descendant chaque soir plus longtemps fumer des pétards dans son antre solitaire, elle décide, dans l'espoir de l'amener à concéder des remords, de partir de la maison pour... quelques semaines. Non seulement il n'a ni un mot ni un geste pour l'en dissuader, mais de ce jour leurs deux enfants et lui la maintiendront prisonnière du silence qu'ils lui opposeront. Elle en sera réduite à revenir dans la nuit glacée, cachée derrière le tronc d'un arbre, pour les épier, pour contempler depuis l'extérieur la vie de son foyer, pour « assouvir cet impérieux désir de regarder » dont Reinhardt, spéléologue lumineux de la psyché des femmes, explore chacune des dimensions. Ô l'insoutenable soirée où, les voyant danser et rire, elle appelle son fils, pourtant celui des trois qui lui est le moins hostile, et le contemple tandis qu'il regarde son téléphone, puis sa sœur et son père, et qu'il décide de ne pas lui répondre... Ce n'est pas la moindre des virtuosités de ce texte que d'être construit sur une mise en abyme à triple fond : Sarah a pris contact avec un écrivain qu'elle admire, avatar de Reinhardt, afin qu'il raconte son histoire ; de leurs échanges naîtra le personnage de Susanne, sœur de papier de Sarah « qui venait s'enfouir ou prendre naissance dans les ténèbres de son passé à lui, à la source même de son désir d'être écrivain ». Les résonances courent d'un avatar à l'autre, dans un vertigineux jeu d'allers-retours, sans compter les passerelles - métaphoriques, métaphysiques et métaboliques, Reinhardt pousse chaque fois plus loin l'entremêlement - jetées entre Susanne et un tableau figurant deux religieuses dans la galerie d'un couvent, ainsi qu'une porte, qui d'emblée a aimanté Susanne.

N'étaient les ficelles un peu trop grosses de la fin, Sarah-Susanne est, dans sa folie sacrificielle, une héroïne inoubliable. Elle nous hante.

"Sarah, Susanne et l'écrivain", Éric Reinhardt, Gallimard, 432 pages, 22 euros.

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Les lombrics, c'est chic

Bernard Werber a les fourmis, Fred Vargas les araignées recluses, Gaspard Koenig, lui, s'est choisi... les vers de terre. D'eux nous saurons tout dans Humus, et avec humour s'il vous plaît, ce qui est si rare en matière d'écologie que cela fait de ce roman un digne goncourable... En le refermant, vous saurez comment s'appellent ceux qui étudient les vers (géodrilologues), ceux qui en ont peur (ophiophobes), pourquoi ils sont nécessaires à la survie des espèces - « le lombric est l'animal le plus important de l'évolution naturelle », dixit Darwin -, comment ils se reproduisent, etc. Humus regorge de pages sensuelles sur la copulation lombricienne, des orgies longues et silencieuses qui vont émoustiller les antihéros de cette histoire.
Koenig quitte en effet son costume d'essayiste libéral pour s'essayer ici au roman d'apprentissage. Deux garçons que tout oppose, l'un fils d'ouvriers agricoles du Limousin à la beauté solaire, l'autre bien né et piètre séducteur, se rencontrent dans une grande école d'agronomie et se lient d'amitié autour de cette passion commune: l'étude des vers de terre. Purs produits de la génération éco-anxieuse, ils ont en tête de changer le monde grâce aux lombrics. Leurs méthodes divergent. Le bourgeois retourne au champ pour mettre en pratique la théorie et ressusciter un terrain familial ruiné par les pesticides. Le transfuge de classe se frotte au capitalisme vert, côtoyant les start-upers et les fonds d'investissement, pour développer le vermicompostage à grande échelle. Ils iront d'échecs en désillusions, jusqu'à la radicalisation. Dans l'air du temps, ce roman aborde beaucoup (trop?) de thèmes actuels: les « bifurqueurs » (ces diplômés d'agro qui veulent répondre à l'urgence climatique), le mouvement Extinction Rebellion, le concept d'écocide, le greenwashing et la déconnexion des élites. Parfois caricatural, notamment dans la psychologie des personnages, Humus nous offre des pages hilarantes comme
la description de la banlieue de Palo Alto, qui, selon le fils de paysans, ressemble à s'y méprendre à la zone pavillonnaire de... Limoges. Ou quand le néorural étudie les méthodes pour un suicide bio. Kœnig, non content d'épuiser tous les jeux de mots autour des vers, s'amuse à convoquer plusieurs fois dans son texte le plus people de nos astronautes, Thomas Pesquet. Une façon de fustiger notre glorification de la conquête du ciel pour nous inviter à regarder la terre, cet humus dont nous sommes, nous autres humains, étymologiquement issus.

"Humus", Gaspard Kœnig, Éditions de L'Observatoire, 380 pages, 22 euros.

Vivre avec "Ça"

Si les jurés du Goncourt, pourtant désireux de couronner un roman, ont maintenu ce récit estomaquant-foudroyant-essentiel dans la dernière sélection, c'est bien parce que Triste Tigre est le livre le plus remarquable - littéralement - de cette rentrée. On retient son souffle pendant près de 300 pages, mais il serait faux de dire qu'ensuite on respire. Le livre de Neige Sinno ne le permet pas. La quadragénaire y raconte l'inceste qu'elle a subi de la part de son beau-père de ses 7 à ses 14 ans. Dur et brutal en famille, l'homme est héroïque pour aider les autres. « Il était sans doute les deux personnages à la fois, un titan et un minable. Est-ce qu'il n'est pas préférable d'être la victime du premier que du second ? » Il a reconnu les faits, a été condamné, s'est bien comporté en prison et en est sorti. Il a refait sa vie et une famille. Mais elle? La petite fille obligée de le rejoindre dans son lit, à qui il raconte que c'est parce qu'elle le rejette et refuse d'être sa fille qu'il fait « ça ».

« Ça » est décrit sans détour: « Il m'a entraînée dans une pièce à l'écart et je lui ai fait une fellation. Je n'ai pas eu à me baisser, juste lui debout et moi devant lui puisque je lui arrive à peine à la taille. » Elle analyse ces viols en termes de domination, de volonté de détruire l'innocence. La force du livre est de mêler témoignage et analyses à une sorte de monologue intérieur ponctué d'apostrophes au lecteur. Neige Sinno vous questionne tandis qu'elle ausculte toutes les dimensions de ces viols, leurs conséquences : « Elles affectent depuis la faculté de respirer jusqu'à celle de s'adresser aux autres [...] d'habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être. »

Jeune adulte, elle a porté plainte pour protéger ses frères et sœurs. « Dans aucun procès-verbal il n'est dit que j'aie parlé pour me libérer, au contraire, depuis le début je maintiens fermement que je parle pour protéger les autres, mais tout le monde continue quand même à croire que j'ai fait ça pour moi, et, par extension, que j'ai sacrifié un peu mon entourage afin d'arriver à mes fins. » Adulte, elle décide d'écrire ce livre mais interroge sans cesse ce choix. Elle donne sept raisons d'y renoncer avant d'ajouter: « Je veux qu'il existe cependant, mais je ne souhaite pas qu'il ait beaucoup de lecteurs. Car ce serait une façon d'exister dans la littérature non pas par mon écriture mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise. Et surtout ce sujet-là, que je n'ai pas choisi, ni voulu, ni créé. »

La littérature ne sauve pas Neige Sinno. « Même quand on s'en sort, on ne s'en sort pas vraiment. » Ils sont nombreux, écrit-elle, les membres de sa tribu invités sur des plateaux à raconter l'irracontable. Une « armée des ombres » qui souvent se tait. Triste Tigre est le récit d'une ignominie: « Ce n'est pas la mienne, c'est la nôtre,
elle est à nous tous. »

"Triste Tigre", Neige Sinno, P.O.L., 288 pages, 20 euros.

Les mains de Mimo

Voilà longtemps que Jean-Baptiste Andrea fait figure de Goncourt potentiel. Avec ses romans populaires mais pas sots, profonds mais faciles d'accès, humains mais pas tire larmes, il apparaît même comme un candidat idéal, dont le sacre réconcilierait les lecteurs exigeants, ceux qui ne lisent qu'un livre par an, et les libraires chargés de les équiper ! En plus, Veiller sur elle est son meilleur roman: on y retrouve cette façon bien à lui de tracer, sur fond de grande narration, une ligne de fuite, c'est-à- dire une porte ouverte sur l'infini des rêves...

On suit le destin de Michelangelo, dit Mimo, un mètre quarante mais doté d'une foi capable de déplacer sinon des montagnes, au moins des blocs de marbre de Carrare. Car Mimo, né au début du XXe siècle, est sculpteur, comme son père mort dans les tranchées. Le roman développe mille aventures initiatiques, qui l'envoient en Ligurie, chez un maître qui le persécute pour son talent, à Florence où il subit la jalousie de ses compagnons d'atelier, dans un cirque où pour survivre il doit jouer les utilités comiques, puis à Rome, soutenu par le futur Pie XII... Mimo est infiniment doué. Et comme tous les génies, il ne cesse d'interroger son art et la vie qui l'inspire. Cela lui a permis de produire son chef-d'œuvre : une pietà, c'est-à-dire la sculpture d'une Vierge endeuillée. La sienne suscite de telles émotions qu'on la garde au secret, dans les tréfonds de l'abbaye de San Michele: il ne faudrait pas qu'elle subisse le sort de la pietà de Michel-Ange, attaquée au marteau par un névropathe !

Le roman commence quand Mimo, 84 ans, s'éteint dans cette abbaye. Il se rappelle son enfance et rejoue la vie romanesque dont Andrea l'a doté. En Ligurie, alors simple apprenti, il rencontre la puissante famille Orsoni et surtout Viola, l'étrange fille de la maison, qui aime lire et s'allonger sur les tombes, et entreprend avec lui de construire une machine volante. Il pourrait y avoir une histoire d'amour mais Andrea nous offre mieux que ça: Viola va devenir l'inspiratrice, l'horizon, la jumelle d'âme de Mimo. Elle aussi, nous la suivrons à travers le temps. D'abord méprisé par les Orsoni, Mimo devient en effet un membre de la famille à mesure que sa gloire rejaillit sur eux. Or Viola a deux frères : l'ambitieux Francesco, religieux bien placé au Vatican. Et l'épais Stefano, ruffian bien placé dans le régime mussolinien qui va bientôt sponsoriser Mimo. Mais on n'inféode pas comme cela un créateur de cette envergure, même s'il affecte l'indifférence à tout ce qui n'est pas son art, et le roman soulève bien d'autres questions. Comment la beauté peut- elle modifier à ce point l'œil qui la contemple ?

De quel pan ignoré de la vie les artistes s'inspirent-ils pour créer des œuvres qui semblent toucher au divin ? Les réponses sont dans les mains de Mimo, qui nous les révèle à la fin. Alors tout prend sens, la pietà et les Orsini, l'apprentissage de Mimo et son agonie, le romanesque et la transcendance. Le roman se conclut sur ce splendide tour de magie.

"Veiller sur elle", Jean-Baptiste Andrea, L'Iconoclaste, 580 pages, 22,50 euros.

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Commentaires 3
à écrit le 05/11/2023 à 9:33
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Ce prix comme les principaux autres n'a plus aucun intérêt. Le jury est à la solde de grandes maisons d'édition qui ne leur laissent pas le choix qu'en au lauréat. Il ne faut pas perdre son temps avec ces lectures, il en existe de tellement plus inté...

à écrit le 05/11/2023 à 9:31
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J'ai lu «Un siècle chinois» de Jean Tuan (C.L.C. Éditions). C'est un texte passionnant illustré de photos remarquables. Il fait découvrir l'évolution de la Chine à travers le parcours du père de l'auteur. Chinois arrivé en France en 1929, il exercera...

à écrit le 05/11/2023 à 9:31
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J'ai lu «Un siècle chinois» de Jean Tuan (C.L.C. Éditions). C'est un texte passionnant illustré de photos remarquables. Il fait découvrir l'évolution de la Chine à travers le parcours du père de l'auteur. Chinois arrivé en France en 1929, il exercera...

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