LA TRIBUNE - Avec la crise, le débat sur la relocalisation de certaines activités en France fait rage alors que l'économie française s'enfonce dans la récession. Cette crise ne risque-t-elle pas plutôt d'accélérer la désindustrialisation du pays ?
ANAIS VOY-GILLIS - Les entreprises avant d'entrer en crise étaient globalement fragiles, même si l'industrie française commençait à se remettre avec des créations nettes d'emplois depuis 2017. Cette crise est un moment charnière, un accélérateur de tendances et dans certains cas un point de rupture. On met beaucoup de choses derrière l'idée de relocalisation, mais le premier enjeu va être de rapatrier des volumes en France. Pour cela, il est impératif que chacun s'engage à faire évoluer ses comportements d'achats et de consommation pour soutenir le tissu industriel national. Relocaliser sans demande pour les produits Made in France ne serait qu'un coup d'épée dans l'eau.
D'autres sujets sont à aborder comme la répartition de la valeur ou encore une stratégie à développer sur l'export. La relocalisation ne doit pas être juste un discours. Le désir de consommer français s'oppose souvent à la notion de pouvoir d'achat. Est-ce que les gens sont prêts à faire revenir ces activités en France et à les soutenir ?
Que pensez des aides publiques attribuées sans contrepartie ?
Les aides publiques lorsqu'elles profitent à tout un écosystème ne sont pas problématiques. Néanmoins, mettre en œuvre des conditions et des contreparties peut être une bonne chose surtout pour éviter les comportements de chasseurs de prime et opportunités. Tout dépend de la nature des aides et des destinataires de celles-ci.
Comment réconcilier l'industrie et les problèmes environnementaux ?
Il faut rappeler que l'industrie est une partie de la solution. Il va être compliqué de se passer de l'industrie pour trouver des solutions contre le changement climatique. Il faut réfléchir sur le rôle des industriels dans la lutte contre le réchauffement climatique. Comment sortir d'une ère de surconsommation ? Il existe également une forme d'hypocrisie en France sur le fait d'avoir exporté nos risques à l'étranger. Toutes les activités de services ont besoin des infrastructures lourdes et industrielles. Cessons d'opposer industrie et environnement, ce n'est pas ainsi que nous réussirons le pari de la transformation de notre économie.
La baisse des impôts de production va-t-elle dans le bon sens pour relancer l'industrie ?
La baisse des impôts de production est un levier symbolique, mais il faut aller plus loin sur les sujets de fiscalité à la fois à l'échelle nationale, mais également en pensant une fiscalité européenne harmonisée pour rompre avec la logique de dumping fiscal en Europe. Le système actuel est illisible et a provoqué une situation de rejet de l'impôt. En outre, la baisse des impôts de production ne produira pas ses effets immédiatement. Il s'agit d'une mesure de moyen terme, quand la relance exige des mesures de très courts termes avec un effet de leviers massif.
Au-delà d'une politique de l'offre, il faut que le gouvernement envisage une politique de la demande, ainsi qu'un soutien aux entreprises en difficulté, qui doit aller au-delà des 3 milliards d'euros affectés au renforcement des fonds propres. Le plan de relance vise à transformer l'économie sur le long terme, or, notre enjeu est de sauver notre tissu productif afin de pouvoir le transformer. De ce point de vue, le pari pris par le gouvernement est très risqué.
Quel regard portez-vous sur le Haut-commissariat au Plan annoncé par le Président de la République ?
Le Haut-commissariat au plan dans son format actuel n'est pas un outil adapté à son époque et l'évolution de l'économie. En l'état, il est difficile de croire à un retour de l'État stratège. La prospective et penser le temps long sont une nécessité, mais dotons-nous des outils à la hauteur des enjeux de notre époque.
Comment avez-vous eu l'idée d'écrire cet (*) ouvrage ?
J'ai été sollicitée par la maison d'édition Marie-B. Par la suite, j'ai travaillé avec, Olivier Lluansi qui était délégué interministériel aux territoires d'industrie, à l'écriture de cet ouvrage. C'est en quelque sorte un prolongement de mon travail de thèse. L'ambition était notamment de comprendre pourquoi la France a une industrie qui pèse seulement 12% de son produit intérieur brut (PIB) et d'écrire un récit collectif de la désindustrialisation en préalable à la renaissance industrielle.
Comment expliquez-vous le décrochage industriel de la France ?
Ce décrochage s'explique par plusieurs facteurs. Ainsi, certaines nations ont fait le choix de l'industrie comme l'Allemagne qui se définit comme un « pays site de production », d'autres, comme le Royaume-Uni, ont fait le choix de l'économie de services. La France est dans une situation d'entre-deux, une sorte de non-choix plus ou moins conscient opéré dans la fin des années 1970. Elle a maintenu des politiques industrielles, plutôt de sauvetage, mais a perdu de vue la nécessité impérieuse d'avoir une stratégie et une vision industrielle. Il y a également eu un sous-investissement chronique dans l'outil productif qui est donc vieillissant, et une fiscalité parfois moins avantageuse. La fiscalité fait souvent débat sur son efficacité et est génératrice actuellement d'un sentiment d'injustice. Il faut également noter qu'il y a eu un discours de dénigrement de l'industrie pendant plusieurs décennies, n'encourageant pas les jeunes à se tourner vers ces métiers, induisant un déficit de culture industrielle. Dernier point à noter, nombreuses entreprises industrielles françaises ont faiblement investi dans la formation.
En quoi l'industrie du futur peut-elle être un levier pour relancer l'industrie tricolore ?
L'industrie du futur est intéressante à plusieurs égards. Elle est constituée de briques technologiques comme l'Internet des objets, la cobotique (robot collaboratif) ou la réalité augmentée, lorsqu'elles sont utilisées à bon escient permettent de réaliser des gains de productivité, d'améliorer la qualité ou encore la réactivité. Dit plus simplement, l'industrie du futur permet d'aller plus loin que le lean management.
L'industrie du futur est également intéressante du point de vue du modèle économique. Elle peut proposer des services innovants associés aux produits, notamment autour des données d'usage. Michelin a par exemple commercialisé de nouveaux services avec ses pneus connectés. Certaines entreprises proposent également des machines en leasing avec un service de maintenance ou encore des applications qui permettent d'optimiser l'usage des produits et augmenter leur durée de vie, tout en limitant l'impact de leur usage.
La personnalisation est également intéressante et renouvelle complètement la notion de production en série. Les cuisines Schmidt ou l'Oréal ont développé des processus de production capables de répondre à une demande individuelle. Il y a aujourd'hui de plus en plus de moyens d'optimiser les processus de production, de réduire la taille des séries, voire de fabriquer des produits uniques dans des coûts maîtrisés.
La formation et les compétences sont des sujets essentiels. Les besoins de compétences évoluent. Par exemple, plus nous allons automatiser les lignes de production, plus les besoins en maintenance vont évoluer vers des postes de plus en plus techniques. Les entreprises ont donc intérêt à se doter de la capacité de faire évoluer leurs collaborateurs en poste et d'attirer de nouvelles compétences dans les territoires industriels.
(*) Vers la renaissance industrielle, Anaïs Voy-Gillis, Olivier Lluansi, Editions Marie.B, avril 2020.