« Marine Le Pen veut construire une Europe des nations en bouleversant les institutions »

ENTRETIEN. Même si la politique étrangère ne devrait pas être au centre de la campagne du second tour de la campagne présidentielle, l'opposition est totale entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Si elle était élue, la candidate du Rassemblement national se rapprocherait de la Hongrie et de la Pologne pour construire une Europe des nations qui s'opposerait à la souveraineté européenne défendue par le président sortant. De même, un rapprochement avec la Russie recalibrerait la relation avec les Etats-Unis, explique Mathilde Ciulla, coordinatrice du bureau de Paris du think tank European Council on Foreign Relations (ECFR*) .
Robert Jules
Mathilde Ciulla, coordinatrice du bureau de Paris du think tank European Council on Foreign Relations (ECFR).
Mathilde Ciulla, coordinatrice du bureau de Paris du think tank European Council on Foreign Relations (ECFR). (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - La guerre menée en Ukraine par la Russie a-t-elle eu une influence sur le scrutin à la lumière du premier tour de l'élection présidentielle?

Mathilde Ciulla - Oui. Au lendemain de l'agression russe en Ukraine, il y a vraiment eu un effet de ralliement derrière le drapeau qui a bénéficié à Emmanuel Macron. Durant les premières semaines de la guerre, il était très haut dans les sondages, ce qui est inédit pour un président sortant depuis les années 1960. Les Françaises et les Français ont jugé Emmanuel Macron comme la seule personne ayant une stature internationale, capable d'être assis à la même table de négociations que les dirigeants des autres grands pays. Il a également bénéficié du positionnement de certains candidats sur cette question. L'extrême droite entretient des liens clairs et étroits avec la Russie de Vladimir Poutine. D'autres ont eu une attitude plus ambiguë à l'exemple de Jean-Luc Mélenchon, ce qui n'a pas aidé à la clarté de son positionnement. Le candidat qui en a le plus pâti a été Eric Zemmour. Parti très haut dans les sondages, il a défendu Vladimir Poutine jusqu'à très récemment, par exemple en s'opposant à l'accueil de réfugiés ukrainiens sur le sol français. Au contraire, Marine Le Pen a eu l'habileté d'éviter tout discours pro-Poutine, malgré ses liens bien connus avec le Kremlin, pour se concentrer sur l'impact des sanctions sur le pouvoir d'achat des Français. 

Précisément, les positions de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon même si elles sont très différentes s'opposent à celles d'Emmanuel Macron. Cela peut-il peser sur le second tour? 

Même s'il y a une certaine complaisance de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon à l'égard du régime russe, ce n'est pas pour les mêmes raisons. Dans le cas du candidat de la France insoumise, il s'agit davantage d'une position anti-américaine que pro-russe. Et je ne pense pas que cet argument sera décisif aux yeux des électeurs de Jean-Luc Mélenchon pour s'abstenir ou voter Le Pen. Leur choix se fera davantage en réaction à la politique menée par Emmanuel Macron depuis cinq ans, qu'ils perçoivent comme une attaque contre le modèle social français, avec la montée des inégalités et l'appauvrissement de certaines couches de la population. Je ne pense pas que les positions des deux candidats en matière de politique internationale seront déterminantes en ce qui concerne le report de voix pour le second tour. 

Le fait qu'ils s'opposent tous les deux à la vision d'Emmanuel Macron sur l'Europe n'est donc pas de nature à séduire des électeurs de Jean-Luc Mélenchon qui rejettent une Europe qu'ils voient sous une influence libérale qui affaiblit la souveraineté des Etats? 

Cet aspect existe mais il est marginal. Jean-Luc Mélenchon a mis l'accent sur l'altermondialisme et le non-alignement en fin de campagne. C'est quand même une grande différence par rapport à la politique internationale que mènerait Marine Le Pen si elle était élue à la présidence. Son rapport à la Russie relève plus de la logique de l'ennemi de mon ennemi est mon ami, dicté comme je l'ai déjà dit par son anti-américanisme. Il est plus ouvert à des alliances avec d'autres pays alliés, là où la candidate du Rassemblement national parle de fermeture.

Dans ces conditions, pensez-vous que la notion de "souveraineté européenne" défendue par Emmanuel Macron est audible auprès des électeurs ? 

Oui, et l'Ukraine en est un bon exemple. Des positions et des actions ont été rapidement prises par l'Union européenne. Cela n'aurait pas été possible sans le travail réalisé ces cinq dernières années, notamment par Emmanuel Macron. La question de souveraineté, d'autonomie stratégique, de l'Union européenne, qu'il a mise en avant depuis 2017, a fait son chemin et a permis aux États membres de se rassembler plus rapidement autour d'une idée commune. Aujourd'hui, elle s'est imposée, même si cette unité n'est pas acquise en raison de nombreuses opinions divergentes. Marine Le Pen, au contraire, même si elle accepte aujourd'hui le cadre de l'Union européenne, veut construire une Europe des nations en bouleversant les institutions. Si elle arrive au pouvoir, elle cherchera des alliances avec la Hongrie, la Pologne, des États qui généralement partagent plus ou moins sa vision de l'Europe. C'est ce qu'elle veut mettre en avant dans sa campagne de deuxième tour : une Europe fermée, avec un contrôle des frontières bien plus strict, un retour des pouvoirs de décision à l'échelon national, donnant la primauté du droit national sur le droit européen. 

L'ECFR (European Council on Foreign Relations) publie une enquête qui montre que les Français manifestent une méfiance à l'égard de leur système politique alors que les autres Européens le jugent plutôt bon. Comment expliquer cette divergence de perception?

Ce pessimisme est particulier aux Français, peut-être en raison de la verticalité du pouvoir tel qu'il est exercé par Emmanuel Macron. Chaque fois qu'il a essayé de mettre en place une consultation, cela n'a pas vraiment marché. Cette déconnexion donne aux Français l'impression que le système ne marche pas, ce qui engendre une certaine lassitude qui explique le niveau élevé de l'abstention. Nombre d'électeurs ont l'impression qu'ils ne sont sollicités que chaque cinq ans, et, entre-temps, qu'on ne leur demande jamais leur avis sur les politiques mises en place. Cela fait plusieurs années que nous faisons ce sondage et nous constatons que les Français répondent toujours de la même façon.

N'y-a-il pas un déficit de représentation dû au régime présidentiel de la France, une exception par rapport aux autres démocraties qui ont un régime parlementaire, à l'exemple de l'Allemagne où une coalition entre sociaux-démocrates, écologistes et libéraux gouverne à partir d'un contrat concret et clair? La constitution de la Ve République est-elle toujours adaptée au monde d'aujourd'hui? 

Si je me place du point de vue de ma spécialité, les relations internationales, on constate en effet qu'il n'y a aucun contrôle de l'Assemblée nationale ni du Sénat sur la politique étrangère décidée par l'exécutif. Ce qui est très dommageable à la démocratie et à la représentativité. Le Parlement qui est l'émanation de la volonté du peuple n'a aucun contrôle sur les décisions internationales prises par le président de la République. Sans se positionner sur le statut de la constitution de Ve république, il est clair qu'il faudrait renforcer le rôle du parlement sur les questions de relations internationales, notamment en sollicitant notre réseau diplomatique, et cesser de faire une politique étrangère de façon très verticale. 

Si nous connaissons déjà la politique étrangère d'Emmanuel Macron, quelle serait celle de Marine Le Pen, si elle était élue?

On assisterait sûrement à un rééquilibrage des alliances et des coalitions à l'intérieur de l'Union européenne. Marine Le Pen ne réserverait pas sa première visite officielle à l'Allemagne comme c'est la tradition. Elle se rendrait certainement en Hongrie et en Pologne. Elle irait voir ses plus grands alliés pour signifier un réel changement d'équilibre et de coalition. Un tel choix serait très dommageable au couple franco-allemand, du moins dans un premier temps, car je ne vois pas comment elle pourrait éviter de travailler avec l'Allemagne sans qui la France ne peut pas agir à l'échelle européenne. Par exemple, concernant l'OTAN, dont elle assurait depuis des années vouloir sortir, elle a déclaré il y a quelques semaines que si elle était élue, la France ne quitterait pas l'OTAN et son commandement intégré avant la fin de la guerre en Ukraine. Ce qui est une façon de reconnaître l'utilité du rôle de cette organisation! Mais j'ignore ce que ça augure par rapport au reste des positions qu'elle prendra le jour où la guerre en Ukraine prendra fin. En tous les cas, son agenda privilégiera le renforcement de ses liens avec l'est de l'Europe durant les premières semaines de sa présidence.

Au-delà de l'Europe, quels pourraient être ses rapports avec les Etats-Unis, la Chine et évidemment la Russie ? 

Comme elle l'a fait depuis plusieurs années, Marine Le Pen se rapprochera de Vladimir Poutine. Ce renforcement des liens entre la France et la Russie entraînera logiquement un éloignement des Etats-Unis. Elle justifiera sans doute son rapprochement avec la Russie pour s'assurer que cette dernière ne se tourne pas vers la Chine, comme elle a commencé à le dire ces dernières semaines. Ce qui est sûr, c'est que les droits fondamentaux ne seraient pas au centre des préoccupations de la France. Marine Le Pen s'inspirerait certainement de la façon de faire dictatoriale ou autocratique adoptée par ces deux pays. A l'évidence, ce serait un tournant majeur de la politique étrangère de la France.

Propos recueillis par Robert Jules

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(*) ECFR

Robert Jules
Commentaires 12
à écrit le 15/04/2022 à 2:06
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J'ai regardé et écouté attentivement la conférence de presse de Le Pen sur les aspects internationaux de sa politique. J'ai bien compris qu'elle rêve de faire adhérer la Russie à l'Otan afin de contrecarrer une alliance stratégique, Chine communiste...

à écrit le 15/04/2022 à 1:46
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J'ai regardé et écouté attentivement la conférence de presse de Le Pen sur les aspects internationaux de sa politique. J'ai bien compris qu'elle rêve de faire adhérer la Russie à l'Otan afin de contrecarrer une alliance stratégique, Chine communiste...

à écrit le 14/04/2022 à 4:07
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Serais je devenu partisan sans m'en apercevoir ? Je le regretterais car j'ai toujours voulu rester impartial et objectif. Je reconnais volontiers que ce n'est pas une chose facile face aux hâbleurs de tous poils qui possèdent la science de la manipul...

à écrit le 13/04/2022 à 14:38
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Une Europe des nations serait plus forte pour s'affirmer dans le monde de plus cela collerait mieux à l'organisation de l'OTAN. Pourquoi chaque pays devrait-il perdre son âme au profit de l'on ne sait pas quoi? pas encore défini ou peut-être la décli...

à écrit le 13/04/2022 à 14:08
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En résumé, Mar1ne Le P6n veut faire bouger les ch0ses, être en m9rche ? C'est b1en cela ?

à écrit le 12/04/2022 à 19:43
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Se rapprocher de nos débiteurs de l'est... elle est bien bonne celle-là! Il ne manque plus que l'union méditerranéenne au programme puis la boucle est bouclée...

à écrit le 12/04/2022 à 19:33
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Bonjour, Actuellement, les instructions européenne ne fonctionne pas correctement... Le parlement est hors contrôle... ( Les lobbyistes sont a la manœuvre) Ils n'y a aucune décision car ils y a toujours un pays pour dire non... Les commissaires...

à écrit le 12/04/2022 à 17:59
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@photo 73 La modélisation scientifique se base sur des observations à un moment donné, mais la vérification des hypothèses n'interviendra que dans un temps plus ou moins long. En général, elles se vérifient. Ce qu'il faut regretter, malgré les évi...

à écrit le 12/04/2022 à 15:07
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C'est l'avenir de l'UE, des États Nations qui mutualisent un certains nombre de choses à commencer par un SMIC commun.. L'historique opposition droite gauche est remplacée par celle d'une mondialisation ou d'une souveraineté raisonnée façon Maurice A...

à écrit le 12/04/2022 à 11:43
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On peut penser que tout les pays de l'union y seront favorable, démontrant ainsi que ce n'est plus la faute a "l'Europe"!

à écrit le 12/04/2022 à 10:47
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C'est fou tout ces cabinets et trucs divers de réflexion machin qui sortent de nulle part pour tout et n'importe quoi.. je me posais une question comme ça.. vu qu'il arrive un événement improbable dans un espace temps totalement improbable lui aussi ...

le 12/04/2022 à 13:39
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"en général 1 pour 100 millions d'années" des trucs improbables il s'en produit beaucoup plus souvent que ça. Un oiseau vous arrose en passant au dessus de vous et pas 2m plus loin, c'est "probable" ou "improbable" ? de réflexion, vous l'avez bien é...

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