Sécurité économique : les grands et petits secrets de méthode du très redouté SISSE (5/5)

Peu connu du grand public, le Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) est pourtant devenu au cours de ces quatre dernières années un acteur incontournable dans le monde des entreprises, des startup aux grands groupes. La mission du SISSE est de détecter les menaces que constitue un investissement étranger sur une entreprise, un laboratoire ou une technologie stratégique. Décryptage de la méthodologie du SISSE.
Michel Cabirol
« Le retour de la guerre économique oblige à changer complètement de logiciel », explique le chef du SISSE, Joffrey Célestin-Urbain.
« Le retour de la guerre économique oblige à changer complètement de logiciel », explique le chef du SISSE, Joffrey Célestin-Urbain. (Crédits : Reuters)

De temps en temps, des bulles, qui auraient dû rester bien au fond loin des remous de la surface, remontent des profondeurs pour éclater. Des bulles comme Segault, Photonis, Exxelia qui explosent dans la sphère politico-médiatique avec tous les excès que cela peut comporter, et inversement les silences parfois assourdissants de l'État empêtré par la puissante onde de choc que certains dossiers provoquent, y compris dans le domaine des relations avec certains pays alliés de la France. Dans ces moments très tendus, le Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), organisme du ministère de l'Économie créé en 2016, doit naviguer par gros temps. Et surtout il doit agir vite pour protéger une part même très minime de la souveraineté détenue par un acteur industriel et/ou technologique ciblé par une entreprise étrangère.

Est-ce alors un échec pour le SISSE ? « Ce n'est pas un échec mais plus on arrive tard dans le processus d'une opération, plus c'est compliqué de la dénouer. On peut toujours le faire (Segault, Photonis, ndlr). Mais cela crispe tout le monde. Plus nous arrivons tôt dans un dossier, mieux c'est », explique le chef du SISSE, Joffrey Célestin-Urbain. Car quand le dossier atterrit sur le bureau du ministre de l'Économie Bruno Le Maire pour approbation au titre de l'IEF (Investissement étrangers en France), le SISSE perd alors beaucoup de ses marges d'actions. « C'est toujours plus compliqué à ce moment. Pour nous, c'est éprouvant parce que les enjeux et les conséquences sont très élevés », fait-il valoir. In fine, le SISSE garde toujours sa prérogative de recommander au ministre de bloquer l'opération. Ce que Bruno Le Maire assume également de son côté.

« Je n'ai jamais eu la main qui tremble, a-t-il expliqué lors des Assises de l'Industrie 2023 le 8 novembre dernier. Mais ma responsabilité en tant que ministre de l'Économie, c'est de ne jamais avoir la main qui tremble quand il s'agit d'un investissement sur les technologies sensibles ».

Anticiper

En règle générale, très peu de dossiers remontent à la surface. Sur les 694 alertes traitées par le SISSE en 2022 (environ deux par jour), aucune ou presque n'a été révélée au grand public. « Nous gérons des coups qui sont partis mais nous gérons également les nouvelles menaces », observe Joffrey Célestin-Urbain. Une fois la menace caractérisée, le SISSE intervient auprès de la cible ou de son actionnaire pour l'encourager à chercher des investisseurs français ou, à défaut, européens. « Nous sommes beaucoup plus dans l'encouragement que dans la dissuasion », assure-il. Le SISSE essaie également de donner un maximum de visibilité aux investisseurs en fixant des règles les plus claires possibles dans le monde complexe de la guerre économique. Toutefois, il ne peut pas prendre d'engagement définitif. « Le facteur politique et géostratégique est un facteur important dans la décision en matière de contrôle des investissements étrangers en France », rappelle le patron du SISSE.

« Il y a de micros frontières invisibles autour de chaque opération, entre l'acceptable et le non acceptable. Qu'est-ce qui fait basculer dans l'acceptable ou le non acceptable ? On est en permanence dans un nuancier », analyse-t-il.

Tout se passe alors dans la discrétion la plus absolue - le secret des affaires - entre le SISSE, les cibles et les acquéreurs, l'objectif étant d'anticiper au maximum une opération avant qu'elle ne se déclenche ou, à défaut, dans ses prémices. C'est à ce moment que le SISSE avertit de manière informelle le vendeur et/ou l'acquéreur que l'État s'opposera ou pas. « Nous pouvons avoir un dialogue informel de ce type. Généralement, il est très apprécié. Il permet à tout le monde de gagner du temps et d'éviter de se retrouver dans une voie sans issue », précise Joffrey Célestin-Urbain. Si le vendeur ou l'acquéreur persiste, le SISSE utilisera sans trembler sa palette d'outils jusqu'au blocage pour préserver jusqu'à une petite parcelle de souveraineté française détenue par l'entreprise ciblée.

« Nous recevons des investisseurs étrangers ou des entreprises françaises en leur expliquant avant qu'ils se lancent que nous refuserons l'opération. Certains nous écoutent, d'autres pas. Et à la fin, cela reste non. Ils le regrettent. D'autres à qui nous avons dit non nous remercient de l'avoir dit assez tôt et leur avoir donné un peu de prévisibilité », souligne Joffrey Célestin-Urbain, qui n'a pas d'état d'âme à détruire de la valeur d'entreprises au titre de la souveraineté.

L'anticipation est l'une des clés, sinon la clé, de la réussite dans le traitement d'une alerte. Elle facilite l'objectif du SISSE qui est la neutralisation de la menace étrangère. « Sur les 900 alertes estimées en 2023, notre objectif est de toutes les neutraliser par analogie avec le monde militaire. Nous avons pris cet engagement vis-à-vis des autorités. Nous avons donc un objectif de 100 % de neutralisation des alertes », affirme le patron du SISSE.

Le rôle clé des services de renseignement

Pour anticiper, le SISSE, avec sa petite équipe musclée (moins d'une soixantaine de personnes), s'appuie très fortement sur les services de renseignement, dont notamment la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) et la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), qui ont des listes d'entreprises, startup comprises, de laboratoires et de technologies à surveiller (trois listes au total). Récemment, il a rajouté dans une des listes les entreprises technologiques dans le secteur des énergies renouvelables comme il l'avait fait en avril 2020 pour les biotechs.

« Le SISSE a le privilège réglementaire de pouvoir orienter les services en matière de renseignement économique. Nous utilisons cette opportunité à fond », explique Joffrey Célestin-Urbain. Résultat, le volume de renseignements remontant vers le SISSE a beaucoup augmenté ces trois dernières années grâce à l'établissement de trois listes confidentielles, qui permettent aux services d'anticiper les menaces sur les actifs stratégiques ciblés. Avec ce maillage plus fin, le SISSE est passé d'une méthode opportuniste au coup par coup à une organisation plus efficace.

« Nous avons complètement changé de braquet. Les flux ont été multipliés par deux ou par trois même si tous les renseignements reçus ne deviennent pas forcément des alertes », assure le chef du SISSE. Ainsi, ce service de Bercy est devenu au fil de sa courte existence l'un des plus gros consommateurs de renseignements en France. Il va au-delà en rebouclant « systématiquement avec les services de renseignement » la qualité de la production reçue. « Ce que ne fait à ma connaissance aucun autre service de l'État. C'est en ce sens que nous avons vraiment une relation totalement partenariale avec eux », souligne le patron du SISSE. Ce travail précieux a pour objectif d'optimiser au maximum la collecte, l'exploitation, la diffusion et le traitement de l'information stratégique.

Le réseau de veille ne repose pas que sur les services de renseignement, qui reste néanmoins la première source de renseignements. Car le SISSE doit évaluer « tous les jours des dizaines de signalements venant de toutes nos sources », précise-t-il. Ainsi, de plus en plus de fonds et d'investisseurs étrangers prennent contact avec le SISSE pour discuter d'une éventuelle acquisition en France et sonder ce service du ministère de l'Économie sur une opération en vue. En outre, certains fonds d'investissement français acceptent de plus en plus de communiquer au SISSE le calendrier de sortie des actifs de leur portefeuille pour mieux anticiper les transactions à venir. Enfin, le SISSE qui est une vigie interministérielle s'appuie également sur ses propres réseaux, notamment de terrain.

« La multiplicité de nos capteurs nous permet non seulement de ne plus être pris en défaut, mais aussi de communiquer aux autorités en temps réel les informations essentielles et de les renseigner sur l'état de traitement des différentes alertes », avait expliqué en mars Joffrey Célestin-Urbain à l'Assemblée nationale.

Toutefois, « le niveau de sensibilisation est encore globalement insuffisant. Il ne faut pas se raconter d'histoires, ni faire de l'angélisme », observe le chef du SISSE. Ce dernier se rend compte que « peu d'entreprises n'ont malheureusement pas encore le réflexe de venir frapper à notre porte pour nous présenter un dossier capitalistique qui va arriver dans six mois à un an ». Par ignorance de détenir des actifs stratégiques ou pour échapper au veto du SISSE. Le basculement du capital des startup stratégiques vers l'étranger à l'occasion d'une levée de fonds est « pour elles une chance, pour nous c'est aussi une vulnérabilité. Le fait qu'une startup stratégique ne trouve aucun financement en France ou en Europe et se tourne vers des fonds étrangers peut avoir d'importantes conséquences », avait-il rappelé à l'Assemblée nationale.

Profilage des investisseurs étrangers

Clairement, le SISSE joue pleinement son rôle d'assemblage de l'information stratégique en France. Au fil des ans, le SISSE a constitué une cartographie de plus en plus précise sur la typologie des investisseurs étrangers en France grâce à un travail de profilage. Souvent avec l'aide des services de renseignement qui réalisent à la demande des « criblages » sur des investisseurs étrangers pour déterminer leur niveau de dangerosité en matière de prédation. Le SISSE va s'attacher à étudier plusieurs critères :

« Est-ce un acteur étranger stratégique ? Est-ce que son capital est vraiment privé ? Est-ce qu'il a des liens institutionnels étroits, réguliers, approfondis avec un État étranger ? Est-ce que cet État étranger lui donne des ordres? Est-ce que cet acteur « privé » est le proxy ou le relai d'une stratégie étrangère étatique? Est-ce que cet acteur possède un bon historique dans le cadre de ses investissements en France, en Europe et à l'international ? Ou bien s'est-il au contraire distingué par des actes de prédation en achetant une entreprise pour acquérir une technologie ou en la désossant pour transférer les unités de production dans le pays d'origine ».

Le SISSE étudie également le type d'investissements des fonds ou des industriels étrangers pour détecter s'ils sont au contact des écosystèmes stratégiques français. « S'ils ont une stratégie offensive systématiquement ciblée sur la tech, le quantique, l'intelligence artificielle, les semi-conducteurs, cela nous met la puce à l'oreille, précise Joffrey Célestin-Urbain. On peut alors légitimement s'interroger sur la finalité ultime de ces opérations ». Le SISSE a appris au fil des ans à les détecter et à mieux caractériser cette menace. Ce qui lui a permis d'identifier un certain nombre de ces investisseurs en France sur lesquels il souhaite rester discret.

Longtemps ignorée, l'intelligence économique est donc devenue une clé pour la sauvegarde de la souveraineté économique. « C'est un défi culturel mais le retour de la guerre économique oblige à changer complètement de logiciel », note le patron du SISSE. Et il n'hésite pas non plus à expliquer que l'État français doit accepter de prendre des décisions dans le doute : « Nous ne savons pas à l'instant T quelle est l'intention réelle de ce fonds qui va investir dans cette entreprise. Mais nous pensons qu'il faut accepter de prendre des décisions sans probabilités fortes mais fondées sur des risques probables. Il faut qu'on accepte dans certains cas de manier l'incertitude parce que l'incertitude nous permet finalement d'arriver à déjouer certaines opérations », explique Joffrey Célestin-Urbain. Car la souveraineté n'a finalement pas de prix...

Michel Cabirol
Commentaires 5
à écrit le 14/11/2023 à 14:33
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Il ne faut pas confondre le libéralisme idiot de ce gouvernement et la défense de la souveraineté économique. Deux choses assez antinomiques. Pour la seconde if faudrait seulement que toute tentative d'investissement étranger dans nos entreprises so...

à écrit le 14/11/2023 à 13:42
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Lorsque le constat est fait, autrement dit que macron a vendu tous les groupes industriels ou presque, ils aurait un rôle !! la vaste farce !

à écrit le 14/11/2023 à 8:51
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Avec lemaire aux commandes, vous etes mal barres. L'incompetence au paroxysme.

le 14/11/2023 à 13:45
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c'est vrai que pour moi hormis la com, c'est le vide ! et d'avoir lemaire pour crédibiliser, franchement c'est hilarant ! Lui qui a mis a genoux les français économiquement, cela donne une idée de la plaisanterie "en marche" !!!

à écrit le 14/11/2023 à 7:55
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Avec 25% des activités économiques financières mondiales liées à l'activité criminelle sans qu'on puisse la distinguer de l'activité financière légale, à savoir la branche située tout en haut de la pyramide, on se demande comment garder un secret ind...

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