« Il est contreproductif pour la paix dans le monde d'exclure les femmes de sa fabrication »

ENTRETIEN. A l'occasion de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre, et sur fond de guerre en Ukraine, de tensions en Iran et de recul systématique des droits des femmes en Afghanistan, pour ne citer que quelques exemples dans le monde, la présidente d'ONU Femmes France s'exprime sur la nécessité de poursuivre la lutte contre les féminicides et en faveur des droits des femmes. Elle partage également ses espoirs quant à une diplomatie et des actions de développement incluant pleinement les femmes.
(Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Les violences faites aux femmes sont incluses dans les textes définissant les crimes de guerre depuis 1919, mais il a fallu attendre deux tribunaux pénaux internationaux, en 1993 et 1994, pour poursuivre les auteurs de violences contre les femmes en ex-Yougoslavie et lors du génocide au Rwanda, auxquels s'ajoute la Cour pénale internationale (CPI), créée en 1998. Comment expliquez-vous cette grande différence temporelle ?

Céline Mas - C'est vrai que ce décalage temporel, assez méconnu, peut sidérer - compte tenu de la gravité des crimes. En réalité, malgré l'adoption de textes, les barrières au plaidoyer des femmes pour demander justice et réparation ont toujours existé. C'est pour cela que les droits, qui sont le fondement même de la garantie de protection, de justice et de liberté des femmes et des filles ne suffisent pas, même s'ils doivent être inconditionnels et inaliénables.

Par ailleurs, dans les conflits, les femmes disposent souvent de moins de moyens que les hommes pour se protéger, elles constituent généralement la majorité des populations réfugiées ou déplacées avec les enfants et sont la cible récurrente de tactiques barbares comme les violences sexuelles de masse ou le viol comme arme de guerre. C'est en 2000 que le Conseil de sécurité des Nations Unies a marqué l'histoire en adoptant la résolution 1325 sur les Femmes, la paix et la sécurité. La communauté internationale a ainsi reconnu les impacts spécifiques des conflits sur les femmes et leur participation décisive pour la (re)construction et le maintien de la paix. Cette résolution préconise de faire participer les femmes à l'établissement de la paix, de mieux les protéger contre les violations de leurs droits fondamentaux et de leur donner accès à la justice et aux services de lutte contre les discriminations. Et pourtant, plus de vingt ans après, le compte n'y est toujours pas. C'est pourquoi nous continuons de sensibiliser et d'agir car les filles et les femmes et plus largement l'égalité sont encore et toujours les victimes collatérales des conflits et des crises.

Selon le Council on Foreign Relations, alors que les processus de paix échouent souvent, une étude montre que si les femmes sont incluses, les accords ont 64% de chances de moins d'échouer, et au contraire, 35% de chances de plus de durer 15 ans ou plus... Quelles en sont les raisons ?

Pour l'heure, en raison des inégalités de genre, les femmes continuent d'être largement exclues des négociations de paix. Entre 1995 et 2019, la proportion d'accords de paix qui intègrent des dispositions liées à l'égalité de genre est passée de 14 à 22%. En 25 ans et dans un contexte d'aggravation des conflits, c'est une évolution qui est beaucoup trop lente. A ce jour, 4 accords de paix sur 5 ignorent l'égalité et 7 processus de paix sur 10 n'ont pas encore intégré de femmes médiatrices ou signataires [1]. C'est pourquoi les accords noués sont généralement partiaux : ils n'aident pas pleinement les femmes à reprendre le chemin d'une vie normale, à obtenir justice pour les violations de leurs droits fondamentaux et à contribuer à la réforme des lois et des institutions publiques.

De façon pragmatique, c'est aberrant puisque les processus de paix qui incluent des femmes à la table des négociations seraient en effet plus durables. Les processus inclusifs de participation aux négociations améliorent la qualité de la décision. Ils augmentent les chances d'un dialogue plus pertinent et l'élimination des causes du conflit tout en emportant l'adhésion de la communauté aux résultats. Car négocier la paix sur un territoire ne s'improvise pas. Il s'agit de comprendre profondément le contexte politique, social et culturel. Les femmes et les filles sont affectées de manière disproportionnée par les conflits mais restent en première ligne, notamment à travers des liens très étroits avec leurs communautés. Leurs perspectives et leurs priorités constituent des données déterminantes pour répondre aux besoins des personnes impactées et construire des solutions efficaces et durables.

Ainsi, dans les processus de paix, les cessez-le-feu sont une partie cruciale des modalités de sécurité initiales. Si le succès et la viabilité des cessez-le-feu sont largement dépendants de la volonté des parties au conflit, la participation des femmes de la société civile a démontré qu'elles exerçaient des pressions politiques salutaires et permettaient d'influer sur les dynamiques en présence. Dans tous les cas, au-delà des légitimes raisons morales, il est contreproductif pour la paix dans le monde d'exclure les femmes de sa fabrication. Parmi les 267 accords de cessez-le-feu signés entre 1990 et 2016, seuls 27 d'entre eux contenaient des mesures sensibles au genre [2]. Nous revenons au point clé : la résistance profonde à l'égalité dans les sociétés mondiales et l'absence manifeste de partage du pouvoir, quand bien même les décisions concernées touchent directement les femmes et les filles. Cette résistance n'a pourtant aucune raison d'être, ni anthropologique, ni morale, ni juridique, ni technique, ni en matière d'efficacité. Il faut donc révolutionner la consolidation de la sécurité et de la paix et de faire en sorte que l'ensemble des initiatives en la matière soient gender responsive.

L'analyse de l'agenda géopolitique à travers le prisme du genre fait de ce dernier un outil transversal d'aide à la décision pour répondre aux enjeux de façon efficace et adaptée aux réalités. En outre, les femmes sont à la tête de nombreux mouvements pacifiques et à l'origine du relèvement communautaire à l'issue des conflits, à l'instar de Leymah Gbowee, prix Nobel de la paix en 2011. Cette travailleuse sociale et militante pacifiste libérienne est responsable de l'organisation Women of Liberia Mass Action for Peace et son engagement en faveur de la paix a notamment contribué à mettre un terme à la seconde guerre civile au Liberia en 2003. Dans les zones de conflit, les femmes œuvrant pour la paix y travaillent souvent sans soutien institutionnel et s'exposent à de grands risques pour leur intégrité personnelle. Elles ont notre admiration et nous devons les soutenir, d'une façon ou d'une autre, en vue d'un avenir meilleur [3].

La Suède, puis le Canada, ont adopté il y a déjà quelques années une diplomatie féministe. Quelle en est votre définition ?

A ce jour, il n'existe pas de définition totalement convenue et partagée de ce qui constitue une diplomatie féministe. C'est pour l'essentiel une approche pour promouvoir l'égalité de genre, l'autonomisation des femmes et faire progresser les droits des femmes à travers l'action extérieure, notamment l'action diplomatique. Elle recouvre notamment les enjeux liés à l'agenda Femmes, paix et sécurité, au développement et à l'aide humanitaire. Elle peut améliorer la coordination, l'efficacité et l'implication des pouvoirs publics au plus haut niveau. Nous pensons que ce mouvement doit permettre de faire évoluer la pratique de la politique étrangère au plus grand profit des femmes et des filles, avec des impacts à la fois sur la diplomatie, la défense, la coopération pour la sécurité, l'aide, le commerce ou les politiques d'immigration d'un pays.

Les pays qui ont adapté cette forme de diplomatie n'ont pas de plan identique, mais partagent des principes communs. On trouve parmi eux la Suède (2014 puis sortie en 2022 sur décision du nouveau gouvernement), le Canada (2017), la France (2019), le Mexique (2020), l'Espagne (2021), le Luxembourg (2021), l'Allemagne (2022), le Chili (2022), la Colombie (2022) et le Libéria (2022). Un des points clé de toutes ces approches est la question de la redevabilité et de la mesure d'impact. Ces plans doivent générer des transformations durables, observables et quantifiables dans la plupart des cas. Cela passe aussi par des moyens dédiés et un suivi rigoureux. Au-delà de l'idée, voire de l'idéal, il faut une méthode qui permette le changement effectif, car à ce rythme, l'égalité réelle n'arrivera que dans trois siècles alors qu'elle constitue une opportunité de progrès considérable à l'échelle de toute la société [4].

Au-delà de la prévention de la violence pure (viols, etc.), quelles sont les actions à mener en faveur des femmes - en Iran, en Afghanistan, pour l'éducation et la liberté, notamment - et dans les pays en développement, pour leur assurer une plus grande autonomie ?

Il faut distinguer les actions au cœur de l'urgence des programmes de plus long terme. En ce qui concerne les urgences et l'Iran, par exemple, ONU Femmes soutient vigoureusement les femmes qui souhaitent s'exprimer et protester contre l'injustice dans un environnement sûr, sans crainte de violences, poursuites, représailles ou persécution. Nous sommes aussi à leur côté pour qu'elles soient libres d'exercer leur autonomie corporelle, y compris le choix de leurs tenues vestimentaires.

Ne nous-y trompons pas, c'est absolument essentiel : la question du droit à disposer de son corps est liée à toutes les autres. Si votre corps est « objetisé » et à la merci d'un système patriarcal, alors votre accès à l'indépendance économique et plus largement à la liberté sera tôt ou tard remis en question. Ces sujets sont interconnectés et touchent à nouveau le thème du pouvoir : les femmes, citoyennes, émancipées et actives, doivent aussi être en capacité de demander des comptes aux responsables politiques par une enquête publique, indépendante, impartiale et rapide des autorités compétentes. Elles doivent exercer l'entièreté de leurs droits. Autre pays dans l'urgence extrême, l'Afghanistan. Il est important - et c'est ce que nous faisons grâce à nos équipes restées sur le terrain - de plaider avec ténacité pour le respect des droits des femmes, malgré l'escalade de restrictions et les violations de leurs droits imposées par le régime des Talibans. Il faut également procurer une assistance inclusive. Au-delà des besoins de première nécessité, nous menons des évaluations des besoins sensibles au genre pour comprendre les obstacles spécifiques que rencontrent les femmes et les filles. Nous travaillons aussi avec les ONG locales, le personnel humanitaire afghan et les mouvements des femmes pour co-construire ensemble des réponses humanitaires adaptées. Nous faisons en sorte de soutenir les femmes politiques afghanes dans leurs tentatives de plaidoyer et leur volonté de jouer un rôle dans un contexte sombre et particulièrement menaçant. Même dans ces circonstances, continuer de faire entendre sa voix auprès d'un maximum de parties prenantes est clé.

Dans un second temps, sur le long terme, nous travaillons à la mise en œuvre d'agendas politiques tels que l'agenda 2030, notamment à travers le Forum Génération Égalité. Initié par ONU Femmes, il s'est tenu à Mexico en mars 2021 puis à Paris en 2 juillet de la même année, 26 ans après la quatrième conférence mondiale sur les femmes organisée à Beijing en 1995. Le forum a permis de mettre en œuvre une feuille de route, un plan directeur quinquennal à travers six coalitions d'actions thématiques (violences, économie, santé sexuelle et reproductive, action climatique, technologies, mouvements féministes). Réparties dans 126 pays, elles sont actuellement composées de 1.011 acteurs et actrices de changement : société civile, jeunesse, gouvernements, secteur privé et philanthropique. Leurs 2.697 engagements à ce jour visent à préserver et accélérer les progrès pour l'égalité de genre et les objectifs de développement durable.

Sur la question des violences faites aux femmes, y compris en France, quels sont vos messages clés ?

D'abord, il faut que les actions en matière de lutte contre les violences à tous les niveaux soient à la hauteur de ce nous vivons. Le dernier rapport [5] publié ce 23 novembre 2022 par ONU Femmes et l'ONUDC portant sur les féminicides dans le monde est glaçant : en 2021, 81 000 femmes et filles ont été tuées de manière délibérée, dont environ 45.000 par leurs partenaires intimes ou d'autres membres de leur famille, soit 56%.

En 2021, plus de cinq femmes ou filles en moyenne ont été tuées chaque heure par leur partenaire intime ou par un autre membre de leur famille. Cette analyse montre qu'il y a eu peu de progrès au cours de la dernière décennie, le nombre de féminicides restant largement inchangé. C'est d'autant plus alarmant que ces chiffres ne traduisent probablement pas la véritable ampleur du phénomène. Ils sont sans doute beaucoup plus élevés. Trop de victimes restent non recensées, compte tenu notamment des incohérences dans les définitions et les critères appliqués par les pays. Il faut travailler sur la collecte des données et créer, au plan international, un Observatoire des féminicides et mener une large étude sur les violences faites aux femmes, y compris en situation de conflit, pour documenter ce phénomène. Le rapport met enfin en évidence que ce fléau est présent partout, dans tous les pays et toutes les régions du monde.

Pourtant, ce n'est pas une fatalité et c'est important de le rappeler. Les féminicides et les violences peuvent et doivent être empêchées par une série de mesures, coordonnées au plan mondial : identifier le plus tôt possible les femmes victimes de violence ; leur permettre d'accéder à une écoute, un soutien et une protection adéquate ; garantir que les forces de l'ordre et la justice soient mieux formées pour répondre à leurs besoins. Puis axer les efforts sur la prévention de base en s'attaquant aux causes profondes de ces violences, notamment les normes sociales fragilisant les droits humains, les inégalités de genre structurelles et les stéréotypes de genre. Cela passe aussi par la protection des défenseur(e)s des droits. Aujourd'hui, s'engager est souvent synonyme de menaces ou d'intimidations, y compris dans des pays pacifiques. Ces tentatives de détournement de l'engagement peuvent démotiver ou créer des tensions fortes pour les activistes, qui sont parfois bénévoles. Soutenir ces militants, c'est aussi les financer pour leur permettre de développer leurs structures et de s'entourer de compétences primordiales afin de travailler efficacement dans la durée. Il faut prendre conscience que le financement dévolu aux droits des femmes dans le monde est minuscule - alors qu'il s'agit des droits fondamentaux de la moitié de l'humanité. Enfin, et c'est capital, il faut rappeler que les droits des femmes sont des droits humains. Nous avons besoin de tous et toutes, femmes et hommes, et notamment de l'élan des jeunes générations, pour protéger ces droits et même inventer les droits de demain. Chacun et chacune à son niveau peut contribuer et exercer son pouvoir d'agir ! On le sait, les systèmes plus favorables à l'égalité entre les femmes et les hommes bénéficient à l'ensemble de la société. L'égalité est vectrice de changements positifs, qu'il s'agisse de liens sociaux, de justice sociale, de valeur économique, de lutte contre le changement climatique. S'en passer n'a pas de sens et ne va certainement pas dans le sens de l'Histoire, à l'heure où l'on n'a de cesse de parler d'impact et de responsabilité...

_____

[1] https://press.un.org/fr/2022/cs15071.doc.htm

[2] FORSTER, Robert et BELL, Christine. Gender Mainstreaming in Ceasefires: Comparative Data and Examples. 2019.

[3] ONU Femmes, Gros plan : Les femmes, la paix et la sécurité, 18 octobre 2022. A consulter ici, le 22 novembre 2022.

[4] https://www.onufemmes.fr/nos-actualites/2022/9/13/il-faudra-encore-pres-de-trois-siecles-pour-atteindre-legalite-de-genre

[5] https://www.unwomen.org/sites/default/files/2022-11/Gender-related-killings-of-women-and-girls-improving-data-to-improve-responses-to-femicide-feminicide-en.pdf

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 2
à écrit le 26/11/2022 à 21:34
Signaler
Bonjour, la femme est aussi responsable que l'homme, mais toute ses dames propose quoi pour les dictature et les pays tellement en retards sur le développement que la femme vos moins qu'une chèvre ou un chameaux.. Voila la bonne question?

à écrit le 26/11/2022 à 12:28
Signaler
Le "Féminisme" a t'il contribué à libérer la provocation et la médiatisation ?

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.