Riposte à l'IRA : « Le danger est l'éclatement du marché intérieur européen », (Camille Landais, CAE)

ENTRETIEN - Le président du conseil d'analyse économique (CAE) Camille Landais relativise l'impact économique du vaste programme d'investissements (Inflation Reduction Act) de Joe Biden aux Etats-Unis et en Europe. En revanche, l'économiste pointe les limites d'une course aux subventions entre Etats européens et appelle à une politique industrielle plus simple et plus transparente pour les entreprises.
Grégoire Normand
L'économiste Camille Landais est professeur à la London School of Economics.
L'économiste Camille Landais est professeur à la London School of Economics. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - La promulgation de l'Inflation Reduction Act (IRA) en 2022 a fait l'objet de vives critiques en Europe. Ce programme menace-t-il vraiment l'industrie européenne comme on a pu l'entendre ?

CAMILLE LANDAIS- L'IRA a suscité beaucoup d'inquiétude en Europe. On a dit que les sommes engagées étaient colossales, et qu'elles étaient sans doute sous-estimées. Et il vrai qu'il est difficile de chiffrer le coût total de l'IRA. Il va beaucoup dépendre de l'évolution de la production et de la consommation dans le secteur de l'énergie et dans quelques autres secteurs industriels « verts » aux Etats-Unis.

Car ce programme fonctionne comme des subventions directes à l'investissement et à la production dans ces secteurs. Tout ce qui va y être produit ou investi va bénéficier de ces subventions. Néanmoins, ce que toutes les évaluations montrent, et ce que confirme le travail que nous avons mené avec nos collègues allemands, c'est que l'effet macroéconomique total de l'IRA va rester marginal aux Etats-Unis comme en Europe.

Pourtant les sommes annoncées par l'administration américaine semblent colossales. Pourquoi cet effet serait-il finalement limité ?

Les sommes semblent colossales mais sont relativement limitées au regard du produit intérieur brut (PIB) américain. Cette politique industrielle est mal calibrée. Si les Etats veulent décarboner leurs économies, ils ne doivent pas uniquement passer par des subventions pour quelques secteurs. Il faut réussir à mettre un prix du carbone sur l'ensemble de la chaîne de production et de l'économie. En Europe, l'approche qui consiste à mixer des subventions et un prix du carbone est sans doute moins coûteuse pour parvenir aux objectifs de décarbonation. En fin de compte, les sommes engagées en Europe sont relativement comparables.

Certains secteurs sont tout de même exposés dans l'industrie.

Dans l'IRA, il y a effectivement des clauses de production locale pour certaines subventions, comme celles pour les véhicules électriques. Plusieurs industriels en Europe ont poussé des cris d'orfraie en disant que c'était de la concurrence déloyale. Or, dans l'IRA, il y a quand même un loup sur la clause de contenu local. Elle ne s'applique pas aux véhicules en leasing. Dès l'introduction de l'IRA, il y a eu une explosion des ventes de voitures en leasing, en particulier des véhicules électriques européens. Le leasing permet d'échapper à la clause. La clause de contenu local ne risque pas d'avoir beaucoup de répercussions sur les importations de véhicules européens.

Par ailleurs, l'Europe est plus avancée que les Etats-Unis sur la production et la demande de véhicules électriques. Les risques d'un changement radical de la structure de marché en Europe sont limités. Sur le Vieux continent, les subventions sont relativement agressives sur les véhicules électriques et les droits de douanes sont bien supérieurs aux droits appliqués aux Etats-Unis.

Lorsque l'on regarde dans le détail, les grandes craintes sectorielles ne se matérialisent pas. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'enjeux pour la filière automobile ou l'énergie. S'il y a des enjeux pour la filière automobile, les défis du passage a l'électrique sont colossaux, mais ils sont beaucoup plus profonds et ils n'ont rien à voir avec l'IRA. En d'autres termes, la politique industrielle pour soutenir ces filières ne doit pas se construire en réponse à l'RA.

Plusieurs industriels ont annoncé qu'ils allaient investir sur le sol américain. Doit-on s'attendre à des vagues de délocalisations ?

Il y a évidemment des incitations pour certaines industries à profiter de ces avantages offerts par l'IRA. Nous montrons que ces localisations d'investissements sur le sol américain ne vont sans doute pas nuire aux investissements qui seront faits en Europe. Il n'y a pas de détournement. L'ensemble de la hausse de l'investissement aux Etats-Unis ne va pas affecter sensiblement la structure des investissements sectoriels dans la décarbonation en Europe.

Le rapport franco-allemand des experts économiques récemment dévoilé explique que l'Europe doit éviter la course aux subventions avec les Etats-Unis. Pourquoi ?

Il faut que l'Europe arrête d'orienter sa politique industrielle en fonction de l'IRA. L'Europe doit avoir une doctrine claire guidée par ses défis et les objectifs qu'elle se fixe. Dans ce contexte, l'important est que l'Europe ne fasse pas diverger ses marchés. Le marché intérieur est aussi une opportunité pour beaucoup d'entreprises de venir exporter et de s'implanter en Europe. Vouloir éviter un éclatement du marché intérieur est un objectif légitime.

Le danger est l'éclatement du marché intérieur car les Etats ayant le plus de marges de manœuvre vont se mettre à beaucoup investir pour attirer les industriels. Une course aux subventions ne fera qu'offrir des rentes aux industriels (notamment Chinois, par exemple dans le domaine des batteries) qui seraient de toute façon venus s'installer en Europe. Il faut développer les secteurs qui semblent stratégiques pour l'Europe. La distribution des subventions en Europe ne doit pas se faire dans une logique concurrentielle.

Dans quelle direction l'Europe doit-elle repenser sa politique industrielle pour parvenir à ses objectifs climatiques de neutralité carbone ?

L'Europe ne doit pas faire comme les Etats-Unis. Leur politique industrielle est très coûteuse et ne parviendra pas à faire baisser suffisamment les émissions. Pour faire diminuer efficacement les émissions, il faudra à la fois un prix du carbone et des subventions technologiques.

Le prix du carbone permet de diffuser les incitations au changement technologique, de comportement, de production sur l'ensemble de la chaîne de valeur. En dépit de ces incitations à changer par les prix du carbone, il va falloir prendre des risques technologiques. Sur ce point, l'Etat a un rôle à jouer pour prendre ce risque. L'Europe doit réussir à rendre sa politique de subventions et de choix technologiques plus simple et plus transparente pour les industriels.

L'énergie est devenue un sujet de clivage explosif sur le Vieux continent, notamment entre la France et l'Allemagne. Comment les Etats peuvent-ils faire pour trouver une issue à cette situation ?

Le conflit énergétique franco-allemand est monté en épingle. Il ne devrait pas y avoir de conflit car les intérêts sont convergents. L'Allemagne et la France font des choix et s'entraident dans leur politique de transition énergétique car les défis sont colossaux. La sortie du charbon et du gaz pour aller vers de l'hydrogène vert représente un effort considérable et risqué en Allemagne.

En France, le mix énergétique est en partie décarboné grâce au nucléaire. Ce parc va devoir être renouvelé. Cela va être extrêmement coûteux. L'enjeu pour la France va être d'assurer la continuité de ce parc et son renouvellement dans un temps très court, tout en faisant monter en puissance les renouvelables. L'Europe a tout intérêt à ce que la transition énergétique de l'Allemagne et de la France fonctionne. Si la France n'a pas connu de black out l'hiver dernier, c'est parce qu'elle a pu acheter de l'électricité aux Allemands. Il ne faut pas de conflit, mais au contraire de la coopération pour réussir nos transitions énergétiques respectives.

Propos recueillis par Grégoire Normand

Grégoire Normand
Commentaires 9
à écrit le 19/10/2023 à 13:46
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L'économie de marché "pure", cest quoi ? L'exemple nous en a été donné, en réel, il y a 20ans: on délocalise toute la production vers l'Asie. Même celle qu'on avait déjà éloignée (Maroc, Maurice, Europe de l'Est,...). Donc, un rien de régulation devr...

à écrit le 18/10/2023 à 18:44
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Bonjour, Bon ils y a peux de risque d'un effondrement du marché européen, car certains pays exporté dans l'union européenne 50% de leurs productions... Ensuite, personnellement je souhaite acheter français voir européenne que d'un autre pays... D'ai...

le 19/10/2023 à 2:34
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Vous avez raison mais il ne faut pas oublier que compétitivité / pouvoir d'achat oblige sont le maître mot de l'extrême majorité des Français / Européens ! Rappelons nous durant la crise covid " la coop des masques " qui à fait faillite par manque...

à écrit le 18/10/2023 à 10:16
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Je suis globalement d'accord avec ce qui est écrit. " Il faut réussir à mettre un prix du carbone sur l'ensemble de la chaîne de production et de l'économie" Oui, c'est plus efficace et moins couteux et une fois mis en place il ne faut pas une bure...

à écrit le 18/10/2023 à 9:09
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Ben oui, je l'ai écris et écris encore, une économie planifiée est une organisation de la production dans laquelle l'État régule les variables économiques ainsi que les prix et "planifie" le volume de production. Elle s'oppose à l'économie de marché.

à écrit le 18/10/2023 à 9:06
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On sent bien que l'on nous dirige vers une voie unique pour "l'abattoir" ! ;-)

à écrit le 18/10/2023 à 8:44
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Bah, regardez en France, le travail forcé des pauvres et des chômeurs va encore une fois offrir du travail payé par l'argent public aux entreprises privés et ça a déjà commencé j'en connais un qui bosse trois jours par mois gratuit pour porter des co...

le 18/10/2023 à 10:33
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@Dossier51. À l'ère des paradoxes, l'économie de marché s'est en effet fracturée ces dernières années, au point que nos gouvernements en ont perdu leur boussole. Tantôt économie de marché et tantôt économie planifiée; l'idéologie néo-libérale étant f...

le 18/10/2023 à 11:20
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Hé oui car si en effet on peut contester l'idéologie marxiste on ne peut nier que les constats de Marx étaient solides eux.

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