« Ce que je retiens de ma visite en Ukraine, c'est que l'économie ukrainienne fonctionne ». Prononcés par la directrice du Fonds monétaire international (FMI) Kristalina Georgieva, lors d'une visite à Kiev l'an dernier, ces mots peuvent étonner si l'on songe aux destructions colossales provoquées par la guerre avec la Russie qui entre ce samedi dans sa troisième année. Et pourtant, tant bien que mal, l'économie ukrainienne résiste, à l'image de celle de son armée et de sa population. Les récents indicateurs macro-économiques du pays en témoignent... Après un plongeon de 30% en 2022, le PIB reprend s'est redressé l'an dernier avec une croissance de 5%. L'activité économique devrait encore légèrement progresser cette année de 1% à 3%. Et ce malgré une très forte inflation de 25% l'an dernier.
« Après les destructions initiales de 2022, l'économie ukrainienne s'est réorganisée, explique Tim Bulman, économiste senior et chef du bureau Ukraine à l'OCDE. Tout au long de l'année 2023, l'économie s'est stabilisée et a commencé à récupérer une partie de ses pertes antérieures. Les dernières estimations suggèrent que la production a augmenté d'environ 5,5 % en 2023. »
Avocat d'affaires au cabinet français Jeantet (détenteur d'une filiale en Ukraine) et président de la CCI France-Ukraine, Bertrand Barrier abonde : « L'économie tourne à 70% par rapport à avant la guerre. Les gens ont compris qu'il était primordial d'en assurer la continuité, cela fait partie de l'effort de guerre.» D'autant qu'environ 80% du territoire ne se trouve pas en zone de guerre intensive, fait-il remarquer. Kiev, la capitale du pays et ses alentours, jouent le rôle de locomotive, avec de nombreuses entreprises qui continuent à fonctionner. « Notamment, celles du commerce qui permettent à beaucoup de magasins de rester achalandés », précise Bertrand Barrier.
Le secteur bancaire et la tech parmi les plus résistants
Le secteur bancaire ukrainien ne s'est pas non plus effondré non plus. Dès le début du conflit, le gouvernement a pris des mesures permettant de le préserver. Notamment en interdisant la fuite des capitaux d'entreprises ukrainiennes à l'étranger, ce qui permet aux banques de conserver un niveau de liquidités raisonnable. Les aides financières européennes, ainsi que le rendement des taux obligataires, élevés dans le pays (15%), jouent également un rôle décisif dans le maintien du système financier ukrainien.
En forte croissance avant le conflit, le secteur technologique résiste lui aussi. Notamment, les entreprises liées à la cybersécurité ou à la construction de drones, des armes stratégiques et indispensables à la défense militaire. La sous-traitance informatique, qui assure le maintien de l'infrastructure numérique ukrainienne, s'est aussi maintenue.
Les industries traditionnelles se redressent en 2023
Dans le même temps, les industries traditionnelles du pays ont retrouvé quelques couleurs. L'agriculture notamment. Selon l'expert de l'OCDE, la récolte agricole de 2023 a été bonne, grâce à des conditions météorologiques favorables et la reprise des exportations par la mer Noire. La production de betteraves sucrières par exemple a même dépassé celle d'avant-guerre.
« L'activité minière et les activités connexes se sont, elles, également redressées. Et l'activité de l'industrie métallurgique, autrefois puissante, s'est stabilisée, bien qu'elle ne représente encore qu'une fraction des niveaux d'avant-guerre », liste Tim Bulman.
Quant à la production d'énergie, elle est selon lui restée stable au cours des derniers mois, soutenant l'activité économique et les conditions de vie des Ukrainiens. Ceci, malgré les nombreuses tentatives de destructions de ces infrastructures par l'armée russe. « L'Ukraine est même redevenue un exportateur net d'électricité vers l'UE », précise l'économiste.
Une résilience économique qui était loin d'être acquise
Cette prouesse était pourtant loin d'être acquise tant l'économie du pays revient de loin.
Outre la dégringolade de son PIB lors de la première année de guerre (-30%), le taux de chômage a bondi pour atteindre 26% tandis que l'inflation a explosé de 26,6 % par rapport à 2021. Autre conséquence directe : la mobilisation des citoyens ukrainiens pour les forces armées - 700.00 personnes mobilisées selon les chiffres de l'armée du pays - qui ont amputé les entreprises locales de 10 à 20% de leurs effectifs.
Sans oublier l'exode à l'étranger d'environ 6 millions d'Ukrainiens, soit 15% de la population, selon le dernier comptage de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Ceci, sur une population globale de 43,7 millions de personnes.
Les dégâts sur les infrastructures et bâtiments ont, eux aussi, été significatifs. Et l'économiste senior de l'OCDE de rappeler : « Les coûts de la guerre sont importants. L'activité totale du pays est aujourd'hui inférieure d'environ un quart à ce qu'elle était en 2021, tandis que la production industrielle en septembre 2023 représente 68 % de ce qu'elle était avant la guerre »
Un pays qui reste sous perfusion de l'aide internationale
Cette « forme de normalité économique », selon les termes de Bertrand Barrier, ne pourrait exister sans un autre pilier indispensable : l'aide financière des pays occidentaux pour l'armée, l'aide humanitaire et, base de tout, le fonctionnement de l'Etat ukrainien. Selon les données du ministère des finances du pays, l'Ukraine a ainsi reçu plus de 68,5 milliards de dollars d'aide budgétaire depuis le début de la guerre. Un soutien qui provient à 70% des USA et de l'UE, qui vient d'ailleurs de débloquer 50 milliards d'euros début février.
« Cette aide renforcera la stabilité économique et financière à long terme, ce qui n'est pas moins important que l'assistance militaire », s'est d'ailleurs réjoui le président Zelensky sur le réseau social X, dans la foulée de cette annonce. A noter : l'objectif de cette enveloppe vise aussi la reconstruction et la modernisation du pays, en vue de la candidature de l'Ukraine pour intégrer l'Union européenne.
Les derniers internationaux sont cruciaux pour combler le déficit budgétaire du pays, qui en 2023, atteint le niveau record de 30% du PIB, soit près de 50 milliards de dollars, selon le FMI. La principale raison de ce gouffre est simple : le ralentissement économique du pays provoqué par la guerre a largement entamé les ressources financières captées par l'Etat pour fonctionner (impôts, taxes, revenus du patrimoine et issus de l'activité industrielle ou commerciale).
Inquiétudes, dans un pays... toujours en guerre
Ce soutien de l'Occident n'a pas effacé les inquiétudes de l'exécutif ukrainien. Sur le plan militaire déjà : si l'arrêt de la progression de l'armée russe à l'intérieur du pays fut une réelle victoire, la contre-offensive de 2023 a échoué. Sur le versant économique, les craintes de voir cette aide financière se tarir se font de plus en plus fortes. Le blocage, à date, de la dernière tranche d'aide des Etats-Unis, premier allié de l'Ukraine, n'est pas étranger à cette appréhension.
Enfin, Kiev angoisse face aux besoins financiers de reconstruction, qui de mois en mois, se font de plus en plus colossaux. En témoigne le troisième rapport d'évaluation de la Banque mondiale sur le sujet. « Les besoins en matière de réhabilitation et de reconstruction sont estimés à 486 milliards de dollars, soit environ 2,8 fois le PIB 2023 du pays », pointe l'institution internationale. Il y a un an, ce coût était évalué à 411 milliards de dollars.
D'après le rapport de la Banque mondiale, les besoins en reconstruction les plus importants concernent le logement (17 %) et les transports (15 %). Du côté des autorités ukrainiennes, on évalue en 2024 à 15 milliards de dollars les besoins prioritaires de reconstruction.
Enfin, il est nécessaire de rappeler que les moyens de l'Etat ukrainien sont largement accaparés par les dépenses militaires, évolutives en fonction des résultats sur le terrain. Ainsi, près de la moitié des dépenses budgétaires en Ukraine sera consacrée en 2024 à la défense et à la sécurité, selon un projet de loi voté jeudi 9 novembre 2023 par le Parlement du pays. Cela représente un risque pour l'économie, qui pour Tim Bulman de l'OCDE, « reste fragile ». D'après lui, l'incertitude sur l'évolution militaire du conflit, tout autant que la potentielle baisse des aides internationales, affaiblissent aujourd'hui la confiance des entreprises, investisseurs et consommateurs dans le pays.
« Il ne faut pas minimiser l'impact réel de cette guerre. Il y a une destruction massive du capital humain, avec de nombreux morts, blessés et réfugiés. Pour l'économie, cela signifie aussi une perte de compétences et de savoir-faire. Ce n'est pas négligeable », insiste Mame Fatou Diagne, cheffe des analyses macro-économiques sur la zone Europe à l'OCDE. Et Bertrand Barrier de la CCI franco-ukrainienne de conclure : « On reste malgré tout dans une économie de guerre ».
Selon un dernier bilan de l'Elysée, 180 entreprises françaises sont à ce jour présentes en Ukraine, dont 60% de grands groupes et 40% de PME, ETI et entrepreneurs. Ces structures emploient près de 30.000 salariés, ce qui fait de la France le premier employeur étranger du pays. Et ce, dans tous les secteurs d'activité (bancaire, agroalimentaire, distribution, négoce, industrie, logistique, santé, ingénierie, etc). Parmi les enseignes tricolores connues, on trouve Auchan, Decathlon, mais aussi les banques BNP Paribas ou Crédit Agricole. Ces dernières sont d'ailleurs dans le top 10 des meilleurs établissements financiers d'Ukraine. Et selon le cadre du cabinet Jeantet, le conflit n'a pas fait fuir les entreprises françaises. « Avec la CCI, on a observé peu de départ, la plupart des sociétés françaises sont restées et leur activité tournent à 80% », constate-t-il.La France, premier employeur étranger en Ukraine