Les insoumis des Insoumis, dans les coulisses d’une fronde

Une poignée de députés, parmi lesquels François Ruffin et Clémentine Autain, rêvent d’une gauche sans Jean-Luc Mélenchon. Mais peinent à s’émanciper du grand chef.
Caroline Vigoureux
Les députés LFI François Ruffin et Clémentine Autain, qui se démarquent de la ligne mélenchoniste.
Les députés LFI François Ruffin et Clémentine Autain, qui se démarquent de la ligne mélenchoniste. (Crédits : © Samuel Boivin / NurPhoto / NurPhoto via AFP)

Julien Bayou ne veut plus parler de sa recette de pommes de terre à la portugaise. Quand le député écologiste l'a cuisinée à ses convives au printemps dernier, dans son appartement du 10e arrondissement parisien, il ne pensait pas que le dîner serait ensuite relaté dans la presse. Autour de la table, il y avait ce soir-là les Insoumis François Ruffin, Clémentine Autain, le couple Raquel Garrido-Alexis Corbière, le socialiste Jérôme Guedj, les communistes Sébastien Jumel et Elsa Faucillon... En somme, tous ceux qui s'autorisent à penser que la gauche peut exister sans Jean-Luc Mélenchon. Pour la plupart, ils sont amis, compagnons de route depuis des dizaines d'années, ils gravitent dans les mêmes cercles de cette gauche radicale qui ne s'est jamais vraiment reconnue dans la social-démocratie. Ils ont tant de fois fait estrade commune, manifesté ensemble. Ils se connaissent par cœur.

En septembre, c'est le député LFI Alexis Corbière qui a reçu ses camarades à dîner dans sa permanence de Montreuil. D'après l'un des participants, les discussions à table étaient « très popol », centrées autour de la stratégie politique. Mais aucun d'entre eux ne souhaite s'étaler sur ces agapes, qui ne se tiennent jamais dans des restaurants, les participants ne voulant pas risquer d'y être vus. Il ne faudrait surtout pas laisser penser qu'une aile de frondeurs échafaude dans son coin des plans pour la suite. Leurs discussions restent entre quatre murs ou sur leurs boucles WhatsApp. Depuis ces fuites, ils se sont même juré de ne plus rien en dire.

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Pourtant, l'éclatement de la Nupes à l'automne dernier, à la suite des attaques perpétrées par le Hamas en Israël, alors qualifié de « mouvement de résistance » par LFI, conforte ceux qui avaient déjà pris leurs distances avec Jean-Luc Mélenchon. Ils ne se reconnaissent plus dans cette famille politique qui avait promis d'être un immense outil d'éducation populaire et se trouve aujourd'hui être un conclave où le huis clos et l'absence de débat interne sont désormais la norme.

Cela fait un an que les piliers historiques de La France insoumise - Alexis Corbière, Raquel Garrido, Danielle Simonnet, Éric Coquerel - ont été écartés de la direction du parti, au profit du tandem indestructible Manuel Bompard-Mathilde Panot, la « garde rouge » de Jean-Luc Mélenchon, comme beaucoup les surnomment. Dans cette bande d'insoumis des Insoumis, il y a aussi François Ruffin, éternel électron libre qui pose tranquillement ses jalons pour 2027. Le député de la Somme, grandiloquent lors de son premier mandat, s'est totalement assagi. Discret, il mesure chacune de ses sorties dans la presse. Le 10 octobre dans Le Monde, il fustige la réaction de son parti au conflit israélo-palestinien. C'est déjà beaucoup, il n'y a plus qu'une seule ligne qui se fait entendre chez les Insoumis.

Une mise au ban progressive

Mais comment surmonter un désaccord si massif ? Surtout quand il s'ajoute à une liste déjà bien fournie, allant des applaudissements de députés LFI à Adrien Quatennens, condamné pour violences conjugales contre son ex-femme, jusqu'à la stratégie d'outrance lors de la réforme des retraites en passant par les émeutes urbaines à l'été, durant lesquelles Jean-Luc Mélenchon n'a pas appelé au calme. Et que dire dernièrement du silence radio après les révélations concernant Sophia Chikirou, à la fois pour son management brutal au sein de LFI et pour des soupçons de surfacturation de prestations au parti lors de la campagne de 2017 ? Lorsque Alexis Corbière et Danielle Simonnet réclament des explications le 5 octobre, lors de la réunion du groupe, ils n'obtiennent rien. La seconde écrit même une lettre de trois pages à la direction avec une liste de questions précises sur les accusations la visant. Elle n'aura jamais de réponse, si ce n'est cette phrase de l'intéressée lors d'une conférence de presse : « Moi, je parle quand je veux, où je veux et avec qui je veux. »

Depuis plusieurs mois, ces députés plus tout à fait mélenchonistes connaissent des jours difficiles. Leur mise au ban est progressive mais manifeste. « La seule chose qui compte, c'est Mélenchon 2027 ; tous ceux qui sont en âge d'être candidat sont mis de côté », constate l'un d'eux. Jean-Luc Mélenchon comme Mathilde Panot, la présidente du groupe LFI à l'Assemblée, ne leur adressent plus la parole. « S'attaquer aux historiques, c'est montrer qu'il n'y a personne d'intouchable, indique un ancien LFI. Ça crée une situation d'insécurité permanente auprès de tous, c'est une forme de violence psychologique. »

Les insoumis des Insoumis, dans les coulisses d’une fronde

Mathilde Panot et Manuel Bompard, surnommés la « garde rouge » de Jean-Luc Mélenchon.

Le 22 octobre, Raquel Garrido désavoue publiquement sur Franceinfo celui qu'elle suit depuis quinze ans : « Jean-Luc Mélenchon ne fait que nuire [au mouvement]. » Dans la boucle Telegram qui réunit tous les députés LFI, frondeurs compris, Sophia Chikirou poste l'extrait vidéo de l'interview avec cette introduction : « Le discours des fachos et de tous nos adversaires. » Messages suivants : « Celle qui nuit à LFI, c'est toi. En pleines attaques, tu prends notre temps de parole pour nous cracher dessus. Ça va trop loin. » Message du député Aurélien Saintoul : « C'est insupportable. Cette déloyauté est écœurante. » Il ajoute : « Sa bonhomie factice ne trompe personne. On ne peut pas être dedans et dehors à la fois. Des décisions vont devoir être prises. » L'incriminée ne répond pas. Elle est prévenue par un SMS de Mathilde Panot qu'elle fait l'objet d'une procédure disciplinaire. Sanction est prise, après son audition, par le bureau du groupe : elle ne pourra plus être oratrice pendant quatre mois.

Raquel Garrido confie vivre « horriblement mal » ce qu'elle qualifie de « harcèlement moral ». Elle ne se rend plus aux réunions hebdomadaires du groupe. « Mon cas est la pointe émergée de l'iceberg, assure la députée et avocate. Au-delà de ce désaccord visible, il y a quelque chose de plus généralisé dans le mouvement. »

Il est vrai que plusieurs élus locaux ont plié les gaules dans une relative indifférence. À Lyon, ce sont quatre élus LFI du conseil municipal qui ont claqué la porte mi-décembre, dénonçant un mouvement devenu « clanique » et « sectaire ». Dans le Nord, le conseiller régional Julien Poix, tête de liste LFI pour les dernières municipales à Lille et aux élections régionales, a quitté le parti fin novembre suite à « un raidissement identitaire de l'appareil », lassé de devoir être à la solde des parlementaires Adrien Quatennens, Ugo Bernalicis et David Guiraud, les hommes de Jean-Luc

Ils ne veulent pas partir seuls, ils attendent d'être suffisamment nombreux

Un socialiste

Mélenchon dans la Région. « Les départs se font par grappes et c'est pour Jean-Luc Mélenchon un non-événement, relate Julien Poix. LFI est dans une logique de start-up : vous n'êtes qu'un fusible remplaçable. Vous êtes mis dans la rubrique des personnes "non fiables" et vous êtes totalement invisibilisé. » Le 27 novembre dernier, sa conférence de presse annonçant son départ n'est pas encore finie qu'il est éjecté de toutes les boucles Telegram de LFI gérées par l'entourage de Jean-Luc Mélenchon. Ugo Bernalicis lui envoie un texto lapidaire : « C'est du gâchis. » Les soutiens sont du côté des frondeurs. Danielle Simonnet et Alexis Corbière lui écrivent. François Ruffin l'appelle : « Que comptes-tu faire ? » Cette question, ils se la posent tous sans avoir la réponse. À ce stade, ils espèrent encore lutter de l'intérieur. Ce qu'ils contestent n'est pas le programme de LFI, qu'ils continuent de soutenir, mais bien le culte de la personnalité autour de Jean-Luc Mélenchon et toute l'organisation verticale qui en découle. « On peut être Insoumis sans être mélenchoniste », veut croire Raquel Garrido. Mais est-il seulement possible de dissocier l'homme de son mouvement ?

Quitter LFI, c'est prendre un aller sans retour et sans destination. « Ils s'en sont pris plein la gueule, ils sont abattus, relate un socialiste en contact étroit avec eux. Ils ne veulent pas partir seuls, ils attendent d'être suffisamment nombreux. » Mais combien sont-ils réellement ? Une quinzaine tout au plus, trop peu pour créer un groupe parlementaire. Entre le noyau dur, entièrement dévoué à Jean-Luc Mélenchon, et ces dissidents, il y a tout le marais Insoumis, insaisissable et insondable.

Les échanges sont nourris entre cette bande de frondeurs et les socialistes comme Boris Vallaud ou Olivier Faure, les écologistes comme Yannick Jadot ou Benjamin Lucas et même les communistes. « Ce ne sont pas des frondeurs, ce sont les vrais Insoumis, estime l'ancien secrétaire national d'EELV Julien Bayou. Ce sont eux les porteurs de la vraie croix. Ils cherchent la manière de faire mieux et différemment, donc on a tout intérêt à les faire réussir. » Certes, Raquel Garrido et Clémentine Autain ont posé un premier acte d'émancipation en se rendant le 7 décembre au meeting organisé par Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, à Saint-Ouen contre la loi immigration, où se mélangeaient sur scène écologistes et socialistes. « C'était une façon de dire que la gauche peut aussi exister sans Jean-Luc Mélenchon », estime Olivier Faure.

Le rêve d'une primaire ouverte

Mais après ? Il est trop tôt pour partir. Les élections européennes sont dans cinq mois, et seront, à leurs yeux, un mauvais moment à passer pour la liste conduite par Manon Aubry, pour l'heure derrière les socialistes et les écologistes dans les sondages. Les errements de Jean-Luc Mélenchon ces derniers mois les ont en tout cas convaincus d'une chose : la stratégie du bruit et de la fureur a fait long feu. Leur fascination à l'endroit du tribun s'est érodée. À la déception humaine s'est ajoutée une désillusion politique. « Il faut qu'ils se séparent de Jean-Luc Mélenchon mais ils sont politiquement et intellectuellement dominés par lui », estime François Hollande.

Ces Insoumis se retrouvent aujourd'hui davantage dans le profil de François Ruffin, considéré comme l'anti-Mélenchon, proche du peuple et moins en proie aux colères qui ont coûté si cher à leur chef. Le quadragénaire a installé récemment un local à Paris et possède toujours son propre parti, Picardie Debout. Un autre nom revient, celui de la députée de Seine-Saint-Denis Clémentine Autain. Et pourquoi pas un ticket pour 2027 ? L'idée, bien trop prématurée pour être actée, trotte dans la tête de plusieurs Insoumis, convaincus qu'il faut rompre avec la figure de l'homme providentiel, inhérente à l'élection présidentielle française.

En attendant, François Ruffin et Clémentine Autain restent aussi prudents l'un que l'autre dans leurs prises de parole publiques, rêvant dans leur coin à une grande primaire ouverte. Mais qui imagine Jean-Luc Mélenchon, 72 ans, candidat par trois fois à l'élection présidentielle, se prêter à une telle compétition ? L'envisager, c'est déjà accepter l'idée que sa candidature n'est plus une évidence. En terre Insoumise, c'est déjà franchir les frontières de l'acceptable.

Caroline Vigoureux
Commentaires 5
à écrit le 07/01/2024 à 23:32
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C'est à ça que servent les permanences parlementaires? Je pensais qu'on venait y consulter ou engu... son député.

à écrit le 07/01/2024 à 12:12
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Tiens donc , dès qu Il s'agit de JLM...les oreilles se dressent, et on oublie le programme de l'avenir en commun, pour mieux dégommer l'esprit dans lequel on remet en cause le système economique dans lequel on vit , pour mieux s'intéresser...

à écrit le 07/01/2024 à 12:11
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Tiens donc , dès qu Il s'agit de JLM...les oreilles se dressent, et on oublie le programme de l'avenir en commun, pour mieux dégommer l'esprit dans lequel on remet en cause le système economique dans lequel on vit , pour mieux s'intéresser...

à écrit le 07/01/2024 à 10:04
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Toujours étonnant d'entendre parler de cela dans un journal se disant sérieux et sans la moindre polémique pour en convaincre certain qu'ils ont tort de donner leur confiance ! ;-)

à écrit le 07/01/2024 à 9:11
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Problème de fric, les financiers vont suivre un mec bien compromis comme Mélenchon, un vieux politicard qui saura toujours protéger l'oligarchie française au bon moment et pas un journaliste enquêteur qui a sorti le scandale Squarcini. La gauche de R...

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