Une campagne lessive le corps, et Jean-Luc Mélenchon est bien placé pour le savoir. Il y a cinq ans, il avait donné ce conseil à Manon Aubry, alors âgée de 29 ans et candidate pour la première fois aux élections européennes: « Bienvenue dans ce monde de fou! À chaque fois que tu as le temps de boire un verre d'eau, fais-le. Avant chaque débat, fais une sieste. » Mais Manon Aubry n'a jamais fait de sieste de sa vie et elle ne compte pas suivre le conseil, quand bien même il viendrait du patriarche de la gauche. Elle participera jeudi soir au premier débat entre candidats aux élections européennes sur Public Sénat, avant d'être officiellement investie samedi lors d'un grand meeting de La France insoumise à Villepinte. Le marathon sera plus court qu'en 2019, où elle s'était épuisée dès octobre. « On a fait le choix d'attendre mars pour que Manon soit un game changer », prédit un responsable LFI.
La Nupes segmentée en 4 listes
Mais c'est avec un sentiment d'amertume que la députée européenne repart en campagne. Les Insoumis ne sont pas parvenus à convaincre leurs alliés de gauche de la nécessité d'une candidature commune. Manon Aubry, qui était prête à céder la première place, en a parlé avec la tête de liste des Verts, Marie Toussaint, mais elle a senti un malaise. Avec celle des socialistes, Raphaël Glucksmann, elle n'a même pas eu de discussion. La Nupes sera donc segmentée en quatre listes (avec celle des communistes), toutes données sous les 10 % à ce stade. C'est pour elle « une machine à désespoir » qui s'est mise en route: « Il y a une incohérence complète à partir séparément, sauf à avoir menti aux électeurs. C'est une trahison du programme de la Nupes et un immense retour en arrière. »
La militante propalestinienne Rima Hassan sur sa liste
Alors voilà, la jeune femme au carré bouclé va mener cette campagne en pole position mais sans espoir démesuré. En 2019, elle avait récolté 6,31 % des voix et les Insoumis ont parfaitement assimilé l'idée que le scrutin européen n'est pas le leur, leur électorat se mobilisant peu. Mercredi, Manon Aubry a présenté sa liste, sur laquelle se trouvent la militante propalestinienne Rima Hassan; Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe qui a quitté EELV ; Arash Saeidi, un ex de Génération.s, le mouvement de Benoît Hamon; ou encore Carine Sandon, membre de REV, le parti d'Aymeric Caron. En somme, aucun débauchage dans le casting qui permettrait de démontrer que la marque LFI est aujourd'hui attractive.
Manon n'a peur de rien! C'est une fille travailleuse et courageuse
Jean-Luc Mélenchon
L'été 2018 a changé sa vie
Il y a encore six ans, Manon Aubry ne connaissait rien du monde politique. C'est l'été 2018 qui a changé sa vie. Alors porte-parole de l'ONG Oxfam France, elle vient disserter au raout estival des Insoumis à Bordeaux sur la lutte contre l'évasion fiscale et les inégalités. Jean-Luc Mélenchon est impressionné par la radicalité qu'elle porte en elle. Après son discours, il demande à la voir. Trente minutes de discussion et il en vient au fait: « Tu n'as jamais pensé à faire de la politique? Tu ne voudrais pas être tête de liste pour les élections européennes? »
En réalité, le monde politique et sa violence inhérente la rebutent plus qu'ils ne l'attirent. Mais comment refuser ? S'ensuivent trois mois d'hésitations et de rendez-vous avec Jean-Luc Mélenchon auxquels Manon Aubry débarque avec douze pages de questions. Le tribun de la gauche est scotché. En quarante ans de vie politique, il n'a jamais vu ça. Manon Aubry ne s'imagine pas décliner. « Si tous les dégoûtés s'en vont, il ne reste que les dégoûtants », dit-elle aujourd'hui.
Cette militante associative mène donc sa première campagne, avec la peur que la politique ne l'abîme. Elle décide de s'écrire une lettre à elle-même, dans laquelle elle liste ses lignes rouges. Elle l'envoie à trois amis, loin du milieu politique, qui l'alertent quand l'une d'elles est franchie. Y figure par exemple sa discipline concernant le water-polo, sport qu'elle pratique deux ou trois fois par semaine. Et qui lui vaut de lancer sa campagne avec un doigt cassé, la main pansée. Les remarques qu'elle essuie au Parlement européen - « C'est Jean-Luc Mélenchon qui t'a écrit ton discours? » ; « Tu es la stagiaire de Manuel Bompard? » - lui rappellent qu'être une femme d'à peine 30 ans en politique n'a rien d'évident.
Dans la même promo que Gabriel Attal à Sciences-Po
Encore moins pour elle qui a grandi loin des cénacles politiques parisiens, à Saint-Raphaël, dans le même lycée que David Rachline, le sulfureux maire RN de Fréjus. C'est à ce moment-là, en 2006, qu'elle organise la contestation lycéenne de sa région contre le CPE. En venant à Paris faire ses études à Sciences-Po, c'est cette fois Gabriel Attal qu'elle côtoie dans sa promotion. Ils se sont recroisés devant l'Assemblée nationale, lorsque ce dernier était ministre des Comptes publics. « J'aime bien débattre face aux députés Insoumis », lui lance le macroniste. « Dommage, ça ne va pas durer avec l'avalanche de 49-3 », répond Manon Aubry. Tout oppose ces deux trentenaires.
Ces cinq dernières années, l'élue Insoumise a fait ses armes en devenant la plus jeune présidente d'un groupe parlementaire européen, à la tête de 37 députés. Elle qui avait écrit le programme fiscal de LFI en 2022 a fait de son opposition aux accords de libre-échange et à l'austérité budgétaire sa principale bataille. Elle propose désormais un référendum sur ce qu'elle qualifie de « pacte d'austérité européen ».
« Manon n'a peur de rien! »
Fidèle aux coups d'éclat dont les Insoumis sont coutumiers à l'Assemblée nationale, elle reproduit des méthodes similaires au Parlement européen. En octobre 2019, lors du discours d'adieux de Jean-Claude Juncker, elle brandit une caisse en carton avec des liasses de faux billets de 500 euros: « Vos amis des multinationales que vous avez aidés pendant le LuxLeaks vous souhaitent une joyeuse retraite avec ce cadeau. » L'homme de 64 ans regarde, médusé, le numéro de la Française. En mars 2020, elle vient dans l'hémicycle déguisée en Rosie la riveteuse, icône féministe américaine. Jean-Luc Mélenchon adore: « C'est du jamais-vu au Parlement européen! Manon n'a peur de rien! C'est une fille travailleuse et courageuse. » Un cadre socialiste en tire une analyse moins élogieuse: « En 2019, elle incarnait l'ouverture sur la société civile. Aujourd'hui, elle est devenue défenseure du temple. Elle a perdu la flamme qui était la sienne. Manon Aubry, c'est l'histoire d'une insoumise devenue soumise. »