Bataille des tours télécoms : Bénonces, ce village de l'Ain qui a failli perdre sa couverture mobile

Après la perte d’un bail au profit d’un concurrent, la société Cellnex, qui gérait un pylône de téléphonie mobile dans cette commune de 350 habitants, a été priée de démonter son installation. La municipalité lui a finalement vendu, dans l'urgence, un nouveau terrain. Ce qui a permis à Cellnex d'ériger un nouveau pylône et d'éviter le spectre d’une coupure des communications. Loin d'être un cas isolé, l’affaire illustre la bataille qui se déroule aujourd’hui, en France, sur le marché des tours télécoms.
Pierre Manière
Une antenne-relais dédiée aux communications mobiles.
Une antenne-relais dédiée aux communications mobiles. (Crédits : Reuters)

A Bénonces, petit village de 350 âmes au cœur de l'Ain, les habitants ont eu la surprise, ce jeudi 18 avril, de voir un hélicoptère passer au-dessus de leurs têtes. Celui-ci transportait les éléments d'un nouveau pylône de téléphonie. Celui-ci assurera, d'ici quelques mois, leur couverture mobile. La commune, qui fut longtemps estampillée en « zone blanche » car délaissée par les opérateurs, disposait pourtant déjà d'une antenne-relais à seulement 200 mètres de là. Pourquoi diable, alors, en ériger une nouvelle ? Parce que la société espagnole Cellnex, qui gérait son pylône de téléphonie, s'est faite chiper son bail par un concurrent, et a été priée de partir. Cette situation ubuesque, qui n'est pas un cas isolé, est en réalité le résultat d'une féroce bataille qui se déroule depuis quelques années dans le secteur des « towercos ».

Ces « tower company », qui s'appellent Cellnex, TDF, ATC France ou Totem (Orange) gèrent des milliers de pylônes de téléphonie mobile, dans tout l'Hexagone, pour le compte des opérateurs télécoms. Ces derniers louent ces infrastructures pour y installer leurs antennes, et assurer leur couverture mobile. Mais ce business lucratif est en ébullition. De nouveaux acteurs tentent d'y faire leur nid en s'attaquant au foncier, c'est-à-dire aux terrains loués par les « towerco » pour ériger leurs pylônes, et prendre leur part du gâteau. C'est le cas de Valocîme, un nouvel arrivant aux dents longues. Et c'est précisément d'un bras de fer entre cette société et Cellnex dont Bénonces a fait les frais.

La justice demande à Cellnex de démonter son pylône

Dans ce village, c'est Cellnex qui gère le pylône où sont installées les antennes des Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free. Cette infrastructure est située sur un terrain que la towerco loue à un retraité. Mais il y a deux ans environ, Sylvie Righetti-Gilotte, la maire, apprend que ce propriétaire est sur le point d'attribuer le bail à Valocîme, au terme de celui de Cellnex. L'opération inquiète l'édile. SFR la prévient qu'elle pourrait engendrer une coupure des communications... Depuis plusieurs années, Valocîme part à l'assaut des baux des towercos comme Cellnex pour récupérer leurs installations et chaparder leur business avec les opérateurs. Pour ce faire, elle propose des loyers bien plus élevés aux propriétaires des terrains. A Bénonces, elle finit par décrocher la timbale, en proposant au retraité un loyer de 3.100 euros, contre 1.522 euros auparavant, précise Frédéric Zimer, le patron de Valocîme.

Sa société a ensuite proposé à Cellnex, à l'échéance de son bail, de racheter son pylône « au prix de la construction », souligne le dirigeant, en y conservant les antennes des opérateurs. « Évidemment nous avons refusé, souligne Thomas Bertrand, le patron de Cellnex France. Il faut comprendre que ce sont des infrastructures dans lesquelles nous avons très fortement investi suite à des appels d'offres, en échange d'engagements de location des opérateurs sur 20 ou 30 ans. » Valocîme a immédiatement réagi, assignant Cellnex en justice. Ce dernier a finalement été condamné fin février, précise Thomas Bertrand, à démonter son pylône d'ici à deux mois.

La mairie inquiète de perdre sa couverture mobile

Dos au mur, Cellnex se mobilise pour trouver un autre endroit pour ériger aussi vite que possible un nouveau pylône et éviter toute coupure. Il jette son dévolu sur un terrain municipal, qu'il rachète pour une bouchée de pain, à savoir 2.000 euros, confie Sylvie Righetti-Gilotte. « Ce n'est pas très cher, convient la maire. Mais nous souhaitions privilégier l'intérêt général et préserver notre couverture mobile... » D'après Thomas Bertrand, Cellnex a ensuite « en urgence et à ses frais, c'est-à-dire plus de 300.000 euros », héliporté un pylône neuf sur la nouvelle parcelle. Les opérateurs pourront prochainement y déplacer leurs antennes.

Du côté des towercos installées comme Cellnex, Valocîme est accusé de vouloir « pirater » leurs infrastructures pour en récupérer les revenus, de s'adonner à de la spéculation foncière, et de faire in fine planer une grave menace sur le secteur comme sur la couverture mobile du pays. Valocîme et ses homologues « sont des sangsues qui s'engraissent sur le dos de la bête », fulmine un acteur du secteur. Sénateur de l'Ain (LR) et président de l'Avicca, une influente association représentant les collectivités impliquées dans le numérique, Patrick Chaize râle contre l'« aberration » de cette guerre des pylônes qui plonge Bénonces et d'autres communes dans la tourmente.

Une législation sous le feu des critiques

Le parlementaire connaît très bien le sujet. Alerté du fait que de nouveaux acteurs cherchaient à couper l'herbe sous le pied des towercos en signant des baux destinés à accueillir des tours télécoms, le sénateur a été à l'origine d'un article de la loi censé résoudre ce problème. Celui-ci a été intégré à la loi de 2021 sur la réduction de l'empreinte environnementale du numérique. Il précise que les baux qui ont vocation à héberger des pylônes de téléphonie ne peuvent être signés que par des towercos disposant d'un mandat de l'opérateur télécoms.

Mais si cette législation empêche des acteurs comme Valocîme de préempter de nouveaux terrains, elle ne leur interdit pas de s'attaquer aux baux des infrastructures existantes, et de les signer en amont de leur renouvellement. « Nous n'avions pas, à l'époque, identifié cette problématique », concède Patrick Chaize. Le patron de Cellnex, Thomas Bertrand, dénonce un « trou dans la raquette »« Ce texte protège la construction de nouveaux sites, mais il n'adresse pas le problème des sites existants », renchérit-il.

Valocîme alerte sur la « spoliation » des propriétaires

Le gouvernement souhaite désormais mettre fin à ces pratiques. C'est la raison pour laquelle un article du projet de loi de simplification, qui a récemment été présenté en conseil des ministres, précise qu'il faut impérativement disposer d'un mandat de l'opérateur pour être détenteur d'un bail accueillant une infrastructure télécoms. « Quand la loi passera, les pratiques agressives cesseront », se félicite Thomas Bertrand.

Si Cellnex et ses homologues applaudissent, ce n'est évidemment pas le cas de leurs nouveaux rivaux. A la tête de Valocîme, qu'il a fondé il y a six ans, Frédéric Zimer considère que ce texte va « tuer la concurrence ». Il souligne, en outre, le risque de « spoliation extrêmement importante des propriétaires de terrains ou de terrasses » du fait de la nécessité d'avoir un mandat de l'opérateur pour y disposer d'une infrastructure télécoms. « Qu'est ce qui empêchera, dans ces conditions, à Cellnex de renouveler, à terme, ses baux à prix cassé, puisqu'il est le seul à posséder ce pouvoir ? », déplore-t-il.

« Il y a un manque d'honnêteté de part et d'autre »

Patrick Chaize n'est pas, lui non plus, favorable à ce texte en l'état. « Celui-ci protège les towercos en éliminant, quelque part, la concurrence, souligne-t-il. Mais il faut qu'en contrepartie celles-ci payent le bon loyer. » Le sénateur ne se prive pas, d'ailleurs, pour renvoyer les towercos installées et leurs rivaux dos à dos. « Il y a un manque d'honnêteté de part et d'autre, se désole-t-il. Je comprends que les propriétaires de terrains soient alléchés par les propositions de loyers émanant d'une société qui veut faire le coucou. S'ils le font, c'est parce que les loyers proposés par les towercos en place ne sont pas à la hauteur. » Le parlementaire juge d'ailleurs « scandaleuse » la vente sèche du nouveau terrain de Cellnex à Bénonces pour 2.000 euros.

Frédéric Zimer, lui, balaye d'un revers de main les accusations de « piraterie » et de « spéculation » dont Valocîme fait l'objet. « Je propose à un bailleur d'améliorer ses revenus, et s'il accepte, de racheter l'infrastructure à prix coûtant pour éviter, précisément, toute rupture de couverture pour les administrés. En plus, je propose à l'opérateur qui resterait sur le pylône de faire 20% d'économies. En quoi suis-je répréhensible ? », s'étrangle-t-il. Cet ancien directeur général adjoint de Bouygues Telecom se voit plutôt comme « un créateur de concurrence dans un marché où il n'y en a plus ». En clair une sorte de « Free des tours télécoms ».

Remettre de l'ordre sur le marché

A l'en croire, ce sont les opérateurs télécoms et les towercos qui ont créé « une bulle financière ». Celle-ci est apparue, explique-t-il, il y a plusieurs années quand les Free, SFR ou Bouygues Telecom ont décidé de vendre leurs pylônes, bien plus cher que ce qu'il valaient, à des acteurs comme Cellnex, et en devenant locataires de ces infrastructures pendant plusieurs dizaines d'années. « Le résultat est qu'aujourd'hui, vous avez des towercos donnent une misère aux propriétaires fonciers, et se gavent en faisant payer très cher l'accès à leurs pylônes aux opérateurs », dénonce-t-il. « La répartition de la valeur sur ce marché est inéquitable, renchérit-il. C'est, en gros, 5% pour le bailleur, 25% pour l'opérateur, et 70% pour la towercoA un moment, on se dit qu'il y a sans doute moyen de faire mieux... »

Si Valocîme fait peur à Cellnex et ses homologues, c'est parce qu'il ne ménage pas ses efforts pour les déstabiliser. A ce jour, Frédéric Zimer affirme avoir récupéré quelque 2.500 baux dans l'Hexagone. D'après le dirigeant, « 230 sont arrivés à échéance, et les towercos, qui ont toutes refusé de s'en aller, ont fait l'objet d'assignations pour expulsion ». D'après lui, « quinze jugements ont été rendus, tous en faveur de Valocîme », dont celui de Bénonces. Il appartient, désormais, au gouvernement de trouver la parade pour remettre de l'ordre sur le marché.

Pierre Manière

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 3
à écrit le 07/05/2024 à 12:08
Signaler
N’aurait on pas intérêt à intégrer toutes ces tours telecoms dans une société contrôlée par l’Etat du type RTE ou SNCF réseaux ? Cela éviterait à chaque opérateur d’avoir la sienne et amènerait plus de rationalité dans leur installation…….

à écrit le 07/05/2024 à 8:50
Signaler
c'est la qu'on voit que le vrai pb... c'est la bureaucratie et le mille feuille administratif

à écrit le 07/05/2024 à 8:50
Signaler
c'est la qu'on voit que le vrai pb... c'est la bureaucratie et le mille feuille administratif

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.