Comment la Caisse des Dépôts pilote l'innovation dans la « blockchain »

Depuis 2015, l'institution publique associe, au sein de son laboratoire LaBChain, des banques, assureurs et startups pour développer des projets autour des technologies de blocs. État des lieux avec la directrice du programme, Nadia Filali.
Nadia Filali, directrice des programmes Blockchain et pilote de LaBChain à la Caisse des Dépôts.
Nadia Filali, directrice des programmes Blockchain et pilote de LaBChain à la Caisse des Dépôts. (Crédits : CDC)

Du haut de ses 202 ans, la Caisse des Dépôts et Consignations n'a pas peur de la disruption. L'institution publique a été pionnière en lançant en 2015 un laboratoire d'innovation de place destiné à explorer les potentialités de la technologie Blockchain, qui nécessite de travailler en coopération. Premier consortium de la finance sur la Blockchain en Europe, LaBChain rassemble une trentaine d'acteurs et a déjà mis sur les rails plusieurs projets. La directrice des programmes Blockchain de la Caisse des Dépôts, qui pilote LaBChain, Nadia Filali, nous explique la philosophie, le fonctionnement et les projets en cours comme celui, stratégique, de « tokenisation » de l'euro.

LA TRIBUNE - Quel était l'objectif à la création du laboratoire d'innovation LaBChain ?

NADIA FILALI - Le premier objectif était de comprendre ces technologies, la Blockchain et les crypto-actifs, et de voir quelles étaient les menaces et les opportunités pour les métiers de la banque, de la finance et de l'assurance, pour la Caisse des Dépôts et ses partenaires, d'évaluer l'impact de cette technologie sur les tiers de confiance, quels qu'ils soient. Le deuxième objectif était de faire en sorte que la France devienne un des acteurs majeurs de la Blockchain et que la Caisse contribue au développement de cet écosystème. Nous avons discuté avec des organismes financiers et d'assurance, des startups travaillant sur la Blockchain. La direction générale nous a donné l'accord pour avancer, et nous avons lancé officiellement, le 15 décembre 2015, LaBChain, une initiative de place innovante avec 11 partenaires à l'époque [dont Axa, BNP Paribas, BPCE, CNP Assurances, Crédit Agricole, Ledger, Paymium]. Nous l'avons ouvert à des banques et à des assurances, mais aussi à des startups, seules à maîtriser les compétences en 2015, ainsi qu'à des associations et à des instituts de recherche, afin de les faire travailler ensemble.

Nous nous sommes mis d'accord sur des principes simples : le fruit des recherches du « bac à sable » est partagé entre tous au sein de l'initiative et les travaux sont confidentiels, sauf en cas de décision de communiquer vis-à-vis de l'extérieur. L'idée était d'arriver à travailler sans faire de buzz. Sur la Blockchain, beaucoup de projets commencent et s'arrêtent, ce qui est normal pour une technologie qui n'est pas encore mature. Chaque participant s'est aussi engagé à fournir un certain nombre de ressources, dont des collaborateurs, et tout le monde est représenté au comité de pilotage, sans distinction des contributions.

Nous sommes 32 membres aujourd'hui : la Macif, la Maif, Malakoff Médéric sont entrés récemment, Oddo BHF, RCI Bank, Belem, Scorechain, Utocat, etc. Certains acteurs sont plus matures que d'autres, l'important est de ne laisser personne de côté. LaBChain n'est pas une société mais un consortium, ce qui permet de rassembler des acteurs souvent concurrents pour travailler ensemble sur des technologies encore peu matures et mal connues. Il existe des consortiums d'autre nature, par exemple commerciaux, qui développent des logiciels comme R3 avec Corda, ou qui travaillent sur un seul projet, comme B3i dans l'assurance. Ici, il s'agit d'un laboratoire d'innovation commun dédié et circonscrit à une démarche de R&D. Les projets à visée industrielle ont vocation à être « excubés » de LaBChain et à reprendre un cours plus classique. Les ambitions et objectifs de chacun peuvent être divers lorsqu'on est 32.

En quoi consiste l'activité de LaBChain et quel est le rôle de la Caisse ?

LaBChain s'organise autour de trois activités : une académie de formation, « le Learn », un think tank et un « do tank ». Nous avons déjà formé 195 personnes - dirigeants de filiale, cadres de banques d'investissement et de financement, de back-offices ou d'autres métiers de nos partenaires. Les différents modules de formation sont assurés par les startups du consortium, comme Belem, Blockchain Solutions, Paymium ou Scorechain, et financés par les partenaires qui y participent.

Dans le think tank, nous menons une réflexion sur des questions transverses, en nous ouvrant à l'écosystème, notamment aux acteurs institutionnels : on peut citer l'Autorité des marchés financiers (AMF), des avocats, des chercheurs, des startups qui ne sont pas dans LaBChain... Nous avons travaillé sur des thèmes comme « hybridation et écosystème », « crypto-actifs et ICO » (Initial Coin Offerings), actuellement sur les STO (Security Token Offerings) et la « tokenisation » de l'économie, en copilotage avec Octo Technology. Nous allons aussi aborder les questions d'interopérabilité entre les technologies.

Le cœur de LaBChain est le « do tank ». C'est là qu'on identifie les projets, qu'on les « prototype » et qu'on partage et développe des cas d'usages concrets. Les projets sont financés à parts égales par les partenaires financiers qui souhaitent y participer.

Quant à la Caisse des Dépôts, elle a un rôle de coordinateur, de pilote. LaBChain est une structure légère, sans locaux dédiés, intégrée au Programme Blockchain & Cryptoactifs au sein du Département numérique de la CDC. Pour lancer un projet, il faut deux partenaires au minimum, qui désignent un « product owner » (chef de projet). Actuellement, nous travaillons par exemple sur un projet portant sur la « transparisation » des fonds (détail de chaque ligne d'un portefeuille) en vue de la portabilité des informations d'un assureur à un autre : ce PoC (proof of concept, test de faisabilité) réalisé par Scorechain est piloté par CNP Assurances ; une dizaine de sociétés y sont associées, dont Crédit Agricole, BNP Paribas, Natixis, La Banque Postale, RCI Bank. Nous ferons un retour d'expérience à l'ensemble des membres de LaBChain, et ces derniers décideront des suites à donner. S'ils veulent poursuivre les travaux, cela se fera en dehors de LaBChain, qui n'est qu'un cadre de R&D.

Quel premier bilan tirez-vous un peu plus de trois ans après le lancement?

Depuis 2015, nous avons mené près d'une dizaine de PoC au sein du consortium, dont certains sont encore en cours, par exemple sur identité et KYC (connaissance client). Nous avons un rôle d'exploration : en 2016, plusieurs assureurs ont travaillé avec Paymium sur l'automatisation de l'assurance décès sur la base du répertoire national d'identification des personnes physiques (RNIPP), qui a inspiré un projet de produit d'assurance à déclenchement automatisé [Fizzy d'Axa pour le retard d'avion, ndlr].

Nous avons mené un autre PoC sur la gestion du collatéral non-cash [la garantie] sur les prêts-emprunts de titres. Ce projet a conduit à un autre PoC sur le reporting des transactions au référentiel central (Trade Repository), mené avec la startup Belem et Crédit Agricole, Société Générale, BNP Paribas, Natixis, Amundi, CNP, et la Caisse elle-même. Il s'agit de créer un référentiel central sous Blockchain pour gérer les déclarations que doivent faire les gérants d'actifs sur leurs transactions à l'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA), dans le cadre de la réglementation européenne SFTR (Securities Financing Transaction Regulation). Le superviseur, l'ESMA, y aurait directement accès, via un « nœud » du registre distribué, et disposerait d'une copie de toutes les transactions réalisées par les gestionnaires d'actifs, qui eux-mêmes pourraient vérifier leurs transactions. Nous avons travaillé avec la technologie opensource  Tendermint, en utilisant le consensus de « preuve d'autorité » (algorithme basé sur la réputation), ce qui permet une communication sécurisée entre les parties. Et cela fonctionne ! Nous avons présenté la solution à l'AMF et à l'ESMA.

Cela pourrait devenir un très beau projet de place et créerait un référentiel central européen, alors que les principaux Trade Repositories sont anglo-saxons [ICE, CME], au même titre que Liquidshare [une architecture Blockchain de traitement post-marché des PME cotées peu liquides, ndlr], dont la Caisse des Dépôts est actionnaire.

Avez-vous travaillé sur le volet crypto-actifs ?

Nous avons travaillé sur un simulateur de création d'un fonds en cryptomonnaies, avec des bitcoins, des ethers et du cash. Nous avons enregistré une performance de 4500 % en six mois, c'était avant la flambée de fin 2017 !

Cela nous a permis également de traiter la question de la gestion du passif [le suivi des modifications du registre des investisseurs, entrées, sorties, nouvelles parts émises, etc] avec la startup Blockchain Solutions et les Américains de BlockStream pour pouvoir tester leur technologie. Au LabChain, nous sommes agnostiques par rapport aux technologies, ce qui est important au vu de la maturité de ces dernières. Les standards de demain ne sont pas connus aujourd'hui, on se doit d'identifier les technologies les plus adaptées aux différents cas d'usages visés.

Nous avons également présenté en février un retour d'expérience sur la « tokenisation » de l'euro. Nous avons testé la partie règlement du mécanisme de règlement-livraison (qui permet de transférer des titres après une transaction d'achat-vente). Ce PoC a été piloté par la Caisse des Dépôts. Société Générale, sa filiale SGSS, et Crédit Agricole CIB y ont participé. Nous avons créé un « token euro » (un jeton ou actif numérique représentant l'euro), une sorte de « stable coin » indexé sur l'euro, qui permet de réaliser des opérations de règlement-livraison de titres en Blockchain. Nous avons dressé un benchmark, travaillé sur la gouvernance et développé un démonstrateur. Cela permet d'avancer, de voir ce qui fonctionne ou pas. L'idée n'est pas de créer un coin (monnaie digitale) qui prenne de la valeur et qui soit coté sur une plateforme, mais de créer un jeton d'échange interbancaire destiné à des investisseurs institutionnels.

Je suis persuadée de l'intérêt de créer une monnaie interbancaire qui permette de faire le lien dans le cadre des technologies Blockchain et de registre distribué. Ce n'est pas forcément de la monnaie électronique pour autant. L'étape d'après consiste à voir s'il y a des acteurs de place suffisamment mûrs pour se lancer. JP Morgan vient d'annoncer la création de son JPM Coin, le japonais Mizuho Bank a aussi annoncé son J-Coin. Il y a un vrai enjeu à l'échelle de la place de Paris, et plus largement concernant la souveraineté européenne. C'est aussi pour relever ce défi que nous avons créé Liquidshare dans les infrastructures de marchés.

La chute des cours des cryptomonnaies a-t-elle freiné la dynamique des projets blockchain ?

La partie cryptoactifs et Blockchain publique connaît en effet une sorte d'hiver avec la chute des cours. Des questions ont émergé sur la confiance et la concentration aux mains de quelques acteurs détenant une bonne partie du jeu ; elles se posent aussi concernant les sous-jacents potentiels pour la « tokenisation » de l'économie. Il y a quelques mois, la mode, poussée par toute une série d'intermédiaires, était de dire que tous les acteurs du CAC 40 allaient émettre leur « token ». Finalement, il ne s'est rien passé. Il y a toutefois des modèles pertinents, à l'image de ce que fait BTU Protocol dans la réservation hôtelière. Au niveau mondial, créer des actifs monétaires de ce type peut avoir du sens dans certains pays, pour apporter de la transparence, gérer des allocations dans une logique d'inclusion financière.

Sur la partie infrastructures, le sujet gagne en maturité et n'est pas atteint par la chute des cours des crypto-actifs. Certains projets sont entrés en production ou sont en phase de l'être, comme Liquidshare et la plateforme Iznes dans la gestion d'actifs.

Au LabChain, nous avons connu des moments de doute, d'autres moments où les choses avancent. Il est certain que la Blockchain ne sert pas à tout faire. Il faut plus de sélectivité sur les projets et s'attacher à résoudre les problèmes de gouvernance et de décentralisation.

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ENCADRÉ

Green bonds et pacte d'actionnaires : les autres applications de la blockchain

« Le LaBChain n'est pas le seul terrain de jeu de la Caisse des Dépôts dans la Blockchain », souligne Nadia Filali. La Caisse a aussi un programme interne baptisé BloCDChain, « au service des métiers et de leurs clients » : depuis 2016, plus de 300 personnes ont été sensibilisées aux thématiques Blockchain et plus d'une soixantaine de collaborateurs ont contribué à des projets Blockchain dans toutes les directions métiers. Par exemple, une expérimentation appelée DaVinciBlock sur la facilitation des pactes d'actionnaires est en cours d'industrialisation pour les besoins internes de la CDC, qui détient elle-même de nombreuses participations au capital d'entreprises (Icade, Transdev, Compagnie des Alpes, etc). Par ailleurs, la Caisse s'intéresse à la Blockchain sous l'angle R & D et prospective. Elle a ainsi noué un partenariat avec l'institut de recherche technologique IRT-System X de Paris-Saclay, avec lequel elle travaille sur « la levée des verrous techniques et juridiques aux projets Blockchain », et sur un projet spécifique, la certification des green bonds (obligations vertes) sur la Blockchain.

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Commentaires 2
à écrit le 10/05/2019 à 18:19
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Pourquoi autant de pub, sinon pour attirer les capitaux pigeons!

à écrit le 10/05/2019 à 13:51
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Bien joué ! :-)

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