
Tout comme la France, l'Allemagne, via le ministère des Affaires économiques et de l'Énergie, a répondu en février au questionnaire de la Commission européenne sur l'avenir des lanceurs en Europe. Mais avec beaucoup de réticences et d'agacements car l'Allemagne se dit "préoccupée" par "la raison d'être" de ce questionnaire et le "besoin d'ambitions suggéré" de Bruxelles dans le spatial en général, et en particulier dans le domaine des lanceurs. "Contrairement à la logique même du questionnaire, l'Allemagne ne voit pas la Commission européenne et l'UE se charger de la mission d'assurer un accès indépendant, fiable et rentable à l'espace", estime le ministère allemand, qui tire à boulets rouges tout au long d'un document officiel que La Tribune s'est procuré.
L'approche de la Commission européenne "semble non seulement négliger les principes bien établis dans la prise de décision stratégique et la définition des politiques au niveau européen, mais elle est également en contradiction avec la répartition efficace des rôles et des responsabilités en Europe, en particulier du rôle essentiel que l'ESA, l'Agence spatiale européenne, joue dans le secteur spatial européen", explique le ministère allemand des Affaires économiques et de l'Énergie. L'Allemagne souhaite cantonner la Commission à un rôle d'utilisateur des services de lancement d'Ariane 6. Pas plus...
"Les activités spatiales doivent être motivées par les besoins réels et non par le désir de créer une demande de services de lancement", explique l'Allemagne, qui donne une leçon à la Commission.
L'Allemagne s'oppose à Thierry Breton
Très clairement, l'Allemagne n'apprécie pas du tout l'initiative de la Commission européenne, et notamment du commissaire européen en charge du marché intérieur Thierry Breton, qui s'occupe de la politique spatiale européenne. Cette démarche "n'est pas conforme aux attentes de l'Allemagne concernant une politique européenne appropriée des lanceurs. Enfin, au-delà de la gouvernance et des considérations de fond, l'Allemagne a du mal à comprendre l'orientation actuelle que la Commission propose pour les activités spatiales liées à l'UE en général. Du côté de la gouvernance - et contrairement à la logique même du questionnaire -, l'Allemagne ne voit pas la Commission européenne et l'UE se charger de la tâche d'assurer un accès indépendant, fiable et rentable à l'espace", selon le ministère allemand.
Tout comme elle ne voit "aucune nécessité pour l'UE de rechercher une position de leader sur la scène mondiale dans le secteur des lanceurs". D'autant que si Berlin est attachée à l'indépendance européenne en matière d'accès à l'espace, elle continuera à garantir cet accès via l'ESA, soutenue par l'Allemagne. Ambiance. "Il incombe à l'Agence spatiale européenne et à l'industrie de fournir des lanceurs et leurs technologies pour les besoins européens", martèle d'ailleurs le ministère allemand.
Ariane 6 est le lanceur européen pour 15 ans au moins
Il est clair en outre que la France et l'Allemagne ne sont pas du tout alignées sur la stratégie à suivre sur l'avenir des lanceurs européens. Mais pas du tout sur plusieurs sujets vitaux. Autant Paris souhaite tourner la page très rapidement d'Ariane 6 jugée non compétitive en développant un démonstrateur dès 2025, autant Berlin veut "amortir" cet investissement de 4 milliards d'euros, dont 1 milliard financé par l'Allemagne, "pour au moins les 15 prochaines années". Selon l'Allemagne, le successeur d'Ariane 6 ne doit arriver qu'au "milieu des années 2030". Elle estime les coûts de développement pour un nouveau lanceur à "au moins 6 milliards d'euros" et pour une famille de lanceurs complète à plus "de 10 milliards d'euros".
"Dans le même temps, des questions fondamentales restent sans réponse : comment ces ambitions seraient-elles financées sans mettre en danger l'actuel programme spatial de l'UE qui manque déjà de financements suffisants ?", s'interroge ironiquement le ministère des Affaires économiques et de l'Énergie.
Pas question donc de lancer les travaux pour le prochain lanceur lourd européen. Pourquoi ? Selon l'Allemagne, "la question du lanceur qui succèdera à Ariane 6 - et plus encore du "choix technologique" d'un tel lanceur - est prématurée. Surtout, nous ne voyons aucune avancée en soi sur d'éventuelles percées ou nouvelles technologies disruptives (...). Il n'appartient pas à la Commission ou aux agences nationales de les définir". Pour l'Allemagne, "aucune" technologie disruptive "fondamentale n'est apparue depuis 60 ou même 70 ans". A l'exception de la réutilisation du premier étage qui est jugée par Berlin comme une "petite modification". "Le contexte technique n'est en aucun cas disruptif", affirme le ministère des Affaires économiques et de l'Énergie, qui suggère qu'il est urgent d'attendre pour lancer une nouvelle famille de lanceurs européens.
Si la France juge vital de poursuivre le modèle économique des lanceurs européens avec Ariane 6 (lancements institutionnels et commerciaux), l'Allemagne ne partage pas non plus cette vision. "La participation (d'Ariane 6, ndlr) à la compétition mondiale basée sur des subventions payées par les contribuables européens n'est pas souhaitable", affirme le ministère allemand. Résultat, "un système de lancement compétitif européen au niveau mondial n'est pas un objectif prioritaire pour l'Allemagne". D'autant que la compétition est, selon elle, complètement biaisée : "la demande institutionnelle nettement plus importante aux États-Unis, en Russie et en Chine financera toujours les offres commerciales de manière croisée. Un système européen ne pourrait survivre dans cet environnement qu'avec de lourdes subventions gouvernementales annuelles". C'est donc non.
"Pas touche" au retour géographique
Ce n'est pas une surprise, l'Allemagne défend le retour géographique mis en place par l'ESA alors que, de son côté, la France souhaite le réformer pour rendre la filière plus compétitive. Ce n'est pas l'avis de Berlin. Et menace même. Sans les règles de l'ESA, la répartition industrielle "forcerait vraisemblablement presque tous les États membres (y compris l'Allemagne) à se retirer ou à ne plus soutenir les développements du lanceur. En conséquence, cela supprimerait l'incitation pour la majorité des États membres de l'UE à utiliser des lanceurs européens", explique-telle. Ou comment l'Allemagne dicte par la force sa volonté... et tient absolument en même temps à éloigner de la filière lanceurs la Commission européenne, qui "tant qu'acteur supplémentaire aurait probablement même un effet négatif".
En revanche, Berlin souhaite introduire de la concurrence dans la filière industrielle. Notamment en faisant émerger des rivaux face à ArianeGroup et ses fournisseurs à l'image de l'irruption de SpaceX qui s'est installé durablement aux Etats-Unis à la fin des années 2000. C'est pour cela que l'Allemagne recommande d'éviter de "concentrer" tout le développement d'une nouvelle famille de lanceurs européens pour environ 6 à 10 milliards d'euros sur les "acteurs industriels existants (ArianeGroup et sous-traitants)". Par ailleurs, "l'UE, en tant que client des services de lancement, devrait - avec l'ESA et les utilisateurs nationaux - réfléchir aux moyens d'introduire des éléments de concurrence dans ses achats de services de lancement", assène le ministère des Affaires économiques. Clairement, Arianespace est également dans le collimateur de Berlin.
"Jusqu'à aujourd'hui, il n'y a pas de concurrence européenne possible dans les catégories actuelles de lanceurs Ariane - et Vega -, alors qu'une concurrence vivante émerge dans le domaine des micro-lanceurs dans toute l'Europe. La prochaine étape logique serait de développer cette concurrence sur des systèmes de lancement et de charges utiles plus lourds", explique l'Allemagne.
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