« Il faut restituer sa valeur à la nourriture » (Carolyn Steel)

Architecte et urbaniste, Carolyn Steel a eu l'idée de décrypter, dans un livre publié en France en 2016, « Ville affamée » (éd. Rue de l'échiquier), les liens entre métropoles et nourriture, et leurs multiples implications historiques et sociologiques. Dans un deuxième ouvrage, qu'elle est en train d'écrire, elle se demande comment le prisme de l'alimentation peut être utilisé pour définir la philosophie d'une bonne vie. Elle en est convaincue : rééquilibrer la relation entre ville et campagne, remettre la nourriture au centre de nos vies, est la clé de voûte d'une société plus juste.
Giulietta Gamberini
Carolyn Steel, architecte et urbaniste auteure de « Ville affamée » (éd. Rue de l'échiquier).
Carolyn Steel, architecte et urbaniste auteure de « Ville affamée » (éd. Rue de l'échiquier). (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Vous avez consacré votre premier livre à un lien quotidien et pourtant souvent oublié : celui entre les villes et la nourriture. Pourquoi ?

CAROLYN STEEL - En tant qu'architecte et urbaniste, je suis arrivée à la question de la nourriture via une perspective architectonique. J'étais insatisfaite du regard dominant porté sur les villes, limité aux bâtiments, aux transports, aux espaces publics, qui me semblait insuffisant, trop aride. En 2000, j'ai alors eu l'idée de tenter de décrire les villes via la nourriture. Cette intention a engendré une véritable illumination, car elle m'a poussée à me poser tout d'un coup une série de questions qu'à l'époque personne n'abordait : « Comment se nourrissent les villes ? », « D'où vient la nourriture ? », « Comment arrive-t-elle à l'intérieur ? »

J'étais moi-même très étonnée d'avoir étudié les villes pendant vingt ans sans que ces interrogations n'aient jamais surgi. La raison de cette omission c'était que, notamment dans les pays anglo-saxons comme le RoyaumeUni et les États-Unis, où l'industrialisation a été très précoce, notre expérience de la nourriture se limite aujourd'hui à nos visites aux supermarchés. L'ensemble du processus qui permet de nourrir les villes est devenu complètement invisible au citoyen moyen. Ce phénomène s'étend progressivement à la planète entière, au rythme de la diffusion de l'alimentation industrielle. Pourtant, s'interroger sur la façon dont se nourrissent les villes revient à interroger la civilisation, dont elle a été le principal moteur...

En quoi ce lien entre villes et nourriture est-il fondateur ?

En réalité, aucune ville ne peut exister sans campagne. Les premières villes de l'Histoire, nées en Mésopotamie, ainsi que les polis grecques, étaient des villes-États. Leur coeur urbain était entouré de terres cultivables. La production de nourriture était proche. Au XIVe siècle, à Sienne, la fresque d'Abrogio Lorenzetti appelée Allégorie et effets du bon et du mauvais gouvernement exprime encore cet idéal d'une intégration entre l'urbain et le rural, où la ville fournit culture et opportunités de travail, alors que la campagne produit nourriture et matières premières. La définition des humains comme « animaux politiques » d'Aristote traduit la même idée : les hommes et les femmes sont des êtres sociaux, donc destinés à vivre ensemble dans des polis, mais aussi liés à la nature, qui doit rester proche. C'est ce que j'appelle le « paradoxe urbain » : les humains ont besoin des deux dimensions, ce qui peut représenter un véritable dilemme.

Le problème surgit surtout quand la ville grandit, car la campagne s'éloigne. Il devient de plus en plus difficile, par exemple, pour les citadins, d'avoir des possessions à la campagne où pouvoir s'y rendre régulièrement. Nourrir les villes devient aussi plus compliqué. Cet enjeu et ses conséquences culturelles ressortent clairement de la comparaison entre Londres et Paris. Dans la capitale britannique, facilement accessible via la mer, le roi n'a jamais dû se soucier de la façon dont nourrir ses habitants. Cela a permis le développement d'une forte confiance dans le libre marché et le commerce international, qui figure encore parmi les causes du Brexit. Dans la capitale française, afin d'assurer l'approvisionnement, il a en revanche fallu développer une approche plus dirigiste et protectionniste.

À quand remonte l'invisibilité de ce lien ?

La dépendance des villes vis-à-vis de leurs arrière-pays est méconnue depuis longtemps. Pendant des siècles, la campagne a été réprimée, écartée, au profit des villes, où siégeait le pouvoir, et qui écrivaient l'histoire. Nous avons même fini par développer une compréhension très « urbano-centrique » de nos vies... Le titre de mon livre, Ville affamée, veut justement exprimer cette avidité de l'espace urbain face aux ressources fournies par son entourage.

Mais l'invisibilité à proprement parler du lien a été rendue possible seulement par le développement des chemins de fer. Auparavant, le transport de la nourriture en ville était un véritable problème logistique. Les animaux pouvaient marcher, mais ils perdaient beaucoup de leur poids pendant le voyage et devaient ensuite être de nouveau engraissés. Les fruits et les légumes dépérissaient vite, et les céréales étaient lourdes et volumineuses. Cela explique pourquoi beaucoup de villes se sont développées au bord de la mer ou de fleuves, le transport fluvial et maritime étant l'une des rares solutions. Mais surtout, dans le monde préindustriel, ces difficultés limitaient de fait les possibilités d'expansion des villes.

L'arrivée des chemins de fer, qui pour la première fois permettaient de transporter de la nourriture rapidement sur de longues distances, a complètement changé la relation géographique entre les villes et leur environnement. Les citadins pouvaient enfin boire du lait frais tous les matins, et se montraient prêts à payer cher pour cela. Les animaux pouvaient être abattus en dehors des villes. Cela a impliqué trois changements majeurs. Les contraintes à l'expansion urbaine ont été significativement réduites. Alors qu'avant ils façonnaient la taille des rues et l'emplacement des marchés, les flux de nourriture, désormais effectués par des voies réservées et souvent la nuit, sont devenus invisibles. La construction de réseaux logistiques alimentaires spécifiques a enfin permis à l'industrie alimentaire de se substituer aux pouvoirs municipaux dans l'organisation de l'approvisionnement des villes, et donc d'imposer des logiques évidemment très différentes.

Comment interprétez-vous le développement des villes aujourd'hui, sous le prisme de leur relation à la nourriture ?

Nous assistons globalement à une urbanisation massive, dont les causes sont différentes selon les régions, et qui entraîne déjà des conséquences perverses en matière de nourriture. Comme cela a été le cas en Occident, par exemple, l'urbanisation s'accompagne souvent d'un changement de régime alimentaire : entre 1960 et 1996, la consommation moyenne annuelle de viande par Chinois est passée de 1,4 kg à 47,5 kg, et atteint probablement à ce jour les 60 kg ! La production de viande nourrie au grain, qui constitue une catastrophe écologique en termes d'allocation des ressources, s'est en conséquence développée : elle représente aujourd'hui 97 % du marché.

Et afin de satisfaire cette demande interne croissante, la Chine achète en Afrique et en Amérique du Sud des terres cultivables, en repoussant ainsi les habitants locaux des campagnes vers les villes... Au fond le problème, c'est que jusqu'à présent nous avons eu une seule vision, urbaine, d'une « bonne vie ». Dans les pays occidentaux, qui les premiers ont été confrontés aux effets négatifs d'une expansion excessive des villes, une partie de la population est toutefois en train de changer de perspective et de revenir à la campagne pour y cultiver des végétaux ou élever des animaux...

Dans ces grandes villes, on observe aussi nombre de nouvelles tendances alimentaires parfois contradictoires : locavorisme et take away, bio et livraison de repas...

Chaque tendance a toujours son mouvement opposé. D'une part, la demande de confort et de prix bas est sans doute très forte. Soylent, boisson américaine censée couvrir à elle seule l'ensemble des besoins nutritionnels humains, en est la manifestation extrême. Elle doit d'ailleurs son nom à Soylent Green, film de science-fiction dystopique des années soixante-dix, qui dépeint un monde où la nourriture issue de l'agriculture a disparu et où il faut donc nourrir la population avec des aliments de synthèse. De même, la demande de plats livrés augmente, participant ainsi à la baisse des repas préparés au domicile.

D'autre part, les manifestations d'un intérêt authentique pour la nourriture se multiplient aussi : leçons de boucherie, cueillettes de fruits, pain fait maison... Dans l'ensemble, il en ressort une culture de la nourriture extrêmement fragmentée, éloignée de la culture traditionnelle qui, en imposant des règles parfois contraignantes - quand, comment et combien manger - garantissait toutefois aussi une hygiène de vie, du temps consacré à la nourriture, un soutien à l'économie locale, de la sociabilité.

Quelle est, selon vous, la cause de ce retour partiel à la production de nourriture, voire à la campagne ?

Le projet capitalistique s'effondre : il a atteint ce stade avancé où il ne profite plus qu'à ceux qui possèdent déjà un capital. Les conditions de travail se durcissent. La classe moyenne disparaît : la robotisation détruira dans les vingt prochaines années 35 % des emplois de cadres, et avec eux la possibilité d'aller trouver un emploi stable en ville. Mais quel est le plan B ? C'est justement le sujet du prochain livre auquel je travaille : comment utiliser le prisme de la nourriture pour définir ce que c'est qu'une « bonne vie », comment définir une philosophie de vie en fonction de l'alimentation.

Dans Ville affamée, vous dites notamment que « les villes sont ce qu'elles mangent » : qu'entendez-vous par là ?

L'alimentation a une conséquence sur la santé et d'autres aspects innombrables de la vie des hommes et des femmes. De même, ces « nids humains » que sont au fond les villes, organiquement liés à leur environnement, ne peuvent pas être de « bons » endroits où vivre si leur approvisionnement implique de détruire la nature et de faire travailler des gens dans des conditions semi-esclavagistes. La nourriture est « le canari dans la mine de charbon », susceptible de nous signaler les dangers de nos actions vis-

Que repenser alors, pour une nourriture plus écologique et éthique ?

Au-delà de ce qu'il faut pour leur survie et leur sécurité, les êtres humains n'ont pas besoin de grand-chose. Les indices du bonheur mondial le montrent bien : une fois atteint un certain niveau, s'enrichir ne rend pas plus heureux. Et apparemment, vivre à la campagne permet souvent de satisfaire plus facilement les besoins de base que vivre en ville.

À mon sens, il est donc surtout essentiel de rétablir, au niveau planétaire, un équilibre entre vies urbaine et rurale, pour rendre chacun de ces deux choix possibles. La clé consiste à restituer sa valeur à la nourriture, en la payant davantage, mais aussi en la cultivant, en la choisissant avec soin, en la cuisinant... La plus grave conséquence de l'industrialisation alimentaire a été l'invention de l'illusion de la nourriture « bon marché », qui n'existe pas et ne peut exister.

Concrètement, comment agir ?

De nombreuses initiatives peuvent contribuer à ce meilleur équilibre. D'une part, en termes de planification, il est essentiel d'éviter que les villes deviennent trop grandes, de rétablir les connexions avec la campagne, de favoriser la petite production locale et l'économie du partage... Les politiques, qui depuis deux cents ans - sauf pendant les guerres - n'ont plus pris aucune responsabilité en matière de nourriture, sujet trop sensible et complexe, doivent s'en ressaisir et intervenir davantage. D'autre part, il faut réapprendre aux enfants - dont au Royaume-Uni un sur cinq est désormais obèse avant l'école primaire - ce que c'est que la nourriture et son pouvoir. Il s'agit de leur faire reprendre conscience, par exemple, des effets différents en matière de santé et de déforestation d'un hamburger nourri au soja et de légumes cultivés localement...

Choisir sa nourriture est un important acte politique. Redonner à la nourriture sa juste valeur implique toutefois aussi une restructuration fondamentale de la société, face notamment au problème du retour indécent de l'extrême pauvreté dans les plus grandes puissances économiques mondiales. L'argument qui consiste à dire que les plus pauvres ne peuvent pas payer davantage pour la nourriture est faussé : il faudrait plutôt se demander pourquoi dans notre société les gens ne peuvent pas se permettre de bien manger ! Je ne crois pas en la révolution, je crois en la possibilité de changer les choses progressivement. Mais il s'agit de trouver un modèle de société juste à mi-chemin entre extrême capitalisme et communisme, d'une véritable démocratie qui conjugue pouvoir local et gouvernance internationale plus forte.

BIO EXPRESS

Architecte et urbaniste londonienne, Carolyn Steel a une deuxième passion : la nourriture. En 2000, insatisfaite de l'étude traditionnelle des villes, « limitée aux bâtiments, aux transports, aux espaces publics », elle décide de tenter une lecture du développement urbain sous le prisme de l'approvisionnement alimentaire. Il en résulte Hungry City, best-seller au Royaume-Uni et aux États-Unis en 2008, et publié en France sous le titre Ville affamée en 2016. Elle travaille aujourd'hui sur un deuxième ouvrage, dont l'ambition est d'utiliser l'alimentation pour définir une philosophie de « bonne vie ».

Giulietta Gamberini

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Commentaire 1
à écrit le 22/11/2018 à 11:51
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Merci pour ce témoignage. "Le projet capitalistique s'effondre : il a atteint ce stade avancé où il ne profite plus qu'à ceux qui possèdent déjà un capital. Les conditions de travail se durcissent. La classe moyenne disparaît : la robotisation dé...

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