Le chiffre vient de tomber. Pour s'inscrire dans une trajectoire compatible avec les objectifs climatiques du pays, l'industrie française aura besoin de 50 milliards d'euros à horizon 2050. Rien que 30 milliards d'euros seront nécessaires pour décarboner les 50 sites les plus polluants, qui représentent 55% des volumes de CO2 émis par le secteur, de la métallurgie à la chimie, en passant par les matériaux de construction. C'est la conclusion de l'exécutif, qui vient tout juste de boucler avec les industriels la rédaction de leurs feuilles de route pour la décarbonation de ces 50 sites.
Or, une partie proviendra forcément de fonds publics, étant donné l'ampleur des investissements à effectuer. Si bien que, depuis quelques mois, le débat monte sur l'éco-conditionnalité de ces aides, alors que le Parlement s'est saisi du projet de loi Industrie verte de l'exécutif. Dans une étude à paraître lundi, le Réseau action climat (RAC) appelle ainsi à se montrer plus exigeant avec les entreprises concernées, afin que l'argent public ne soit pas dépensé sans garantie sur une réelle action climatique. Et pour cause, celles-ci ont reçu plusieurs dizaines de milliards d'euros de la France et de l'Europe ces vingt dernières années, via des quotas gratuits de droits à polluer ou le fonds chaleur de l'Ademe, par exemple... sans pour autant enregistrer d'effet spectaculaire sur leurs émissions, alerte la fédération d'ONG.
« Il existe des critères environnementaux pour les appels d'offres, comme dans le cadre de France Relance et de France 2030, mais ils se font projet par projet et pas à l'échelle de l'entreprise. Il faut changer de paradigme, avec la présentation d'une trajectoire globale et transparente pour chaque entreprise qui bénéficie d'aides, et avec un suivi chaque année sur les efforts réalisés », défend Aurélie Brunstein, chargée de plaidoyer au RAC.
Contractualisation des aides publiques
Une « contractualisation des aides publiques » jusqu'ici rejetée par le ministre de l'Economie et des Finances, Bruno le Maire, frileux à l'idée d'imposer des conditions plus strictes à l'obtention de ces subventions. Pourtant, sur cette question épineuse, le vent semble tourner : en novembre dernier, Emmanuel Macron a annoncé un vaste plan de 5 milliards d'euros pour aider les grands sites à réduire de 50% leurs émissions d'ici à 2030, dont l'enveloppe sera « doublée » si et seulement si les industriels s'engagent à réaliser les investissements nécessaires. Dans les feuilles de route remises ce vendredi à la Première ministre dans le cadre du Conseil national de l'Industrie, ceux-ci détaillent d'ailleurs leurs objectifs de baisse des émissions de CO2 d'ici à 2030 puis 2050, les chantiers et investissements à lancer, ainsi que les subventions publiques nécessaires.
« C'est bien la preuve qu'ils sont capables de le faire quand on le leur demande. Dire qu'ils ne disposent pas de la méthodologie nécessaire pour s'y atteler, ce n'est plus entendable », souligne Aurélie Brunstein.
Surtout, même si le doublement du budget n'a pas encore été confirmé et qu'il se fera vraisemblablement de manière progressive, le ministre de l'Industrie, Roland Lescure, a lui-même ouvert la porte à davantage d'éco-conditionnalité. « Nous suivrons les engagements de près, et il y aura des clauses de remboursement si les objectifs ne sont pas atteints », a-t-il affirmé vendredi dans le quotidien Les Echos.
Spéculation sur les quotas gratuits d'émissions de CO2
De quoi réjouir le Réseau action climat, qui demande la mise en place de « sanctions financières » en cas de non-respect des engagements. « L'industrie a de gros efforts à fournir. Ça fait au moins deux décennies qu'elles sont accompagnées, et elles n'ont pas fait grand-chose », justifie Aurélie Brunstein. Et de citer l'exemple de l'usine du géant de l'acier ArcelorMittal à Fos-sur-Mer, où l'évolution des émissions a « surtout été conjoncturelle », du fait de la crise de 2008 puis du Covid en 2020. Au global, sur ce site comme sur celui de Dunkerque, la diminution des émissions a « incombé davantage à la conjoncture économique qu'à de réels efforts de transformation », estime l'ONG.
Or, depuis 2005, l'industrie lourde européenne bénéficie de quotas gratuits d'émissions de CO2 dans le cadre du marché européen d'échange de droits à polluer (ETS), afin de ne pas la pénaliser dans un environnement international fortement concurrentiel. Ce qui a « offert aux industries émettrices la possibilité d'éviter les efforts de décarbonation attendus, tout en devenant un objet de spéculation », dénonce le RAC. Il y a quelques semaines, Le Monde révélait d'ailleurs qu'ArcelorMittal aurait dégagé de cette spéculation un bénéfice de 1,9 milliard d'euros entre 2005 et 2019.
Action européenne
Il n'empêche, ces allocations aujourd'hui gracieusement distribuées aux industriels sont vouées à disparaître progressivement, en raison de la mise en place d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières de l'UE (MACF). Le principe : soumettre les importateurs aux mêmes exigences environnementales que les entreprises européennes dans certains secteurs très émetteurs (ciment, acier, engrais, électricité, et aluminium notamment), en contrepartie de la suppression des quotas gratuits d'ici à 2034.
« On va demander à la sidérurgie d'envisager des investissements plus élevés que jamais dans l'histoire, afin de révolutionner un processus de fabrication de l'acier qui n'a pas bougé depuis 3.000 ans...Et, en même temps, de payer des sommes colossales via l'ETS à cause de leurs émissions massives de CO2 ! », alerte Vincent Charlet, directeur exécutif du think tank La Fabrique de l'Industrie.
« Cela fait des décennies que ces industries savent que les quotas gratuits ne seront pas éternels. Le ciment, par exemple, aura bénéficié de 30 ans de quotas gratuits, et accumule un excédent depuis 2005. Il n'y a qu'à les vendre pour investir », rétorque Emilie Alberola, directrice de la recherche et de l'innovation au cabinet de conseils EcoAct, spécialisé dans l'accompagnement des entreprises face aux enjeux climat.
Pour le Réseau Action Climat, cette échéance « lointaine » de disparition des quotas gratuits ne doit pas dispenser les industriels de donner des garanties solides sur leur décarbonation, « bien au contraire ». « Dans tous les cas, ce mouvement va arriver depuis l'Europe. Il vaut donc mieux anticiper dès aujourd'hui cette demande », conclut Aurélie Brunstein.
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