
Depuis quelques années, le discours a bien changé chez Engie. L'énergéticien français, au business historiquement lié aux combustibles fossiles, martèle à chaque événement son souhait d'accélérer dans les « gaz verts », et se positionne sur nombre d'appels d'offres pour le développement de champs éoliens et solaires. « Engagé dans la décarbonation », le groupe affirme ainsi avoir réduit son bilan carbone de 33% depuis 2017, avec un cap clair : être « net zéro » en 2045.
Pourtant, de multiples zones d'ombre persistent. Au point que son mix à cette échéance clé reste inconnu, et qu'aucune date n'est encore fixée pour la sortie des énergies fossiles. « Au-delà de 2030, c'est une boîte noire », estime-t-on même à l'ONG de défense du climat Reclaim Finance. Et ce, alors même que l'entreprise ne compte pas respecter une trajectoire compatible avec un réchauffement de 1,5°C à l'échelle du globe, comme demandé par l'accord de Paris de 2015, mais seulement rester « très en-dessous de +2°C ». C'est-à-dire, tabler « entre +1,6°C et +1,99°C », explique-t-on chez Engie - une cible, là encore, très floue.
Résolution déposée par 16 actionnaires
Dans ces conditions, et alors que l'Assemblée générale des actionnaires prévue mercredi 26 avril approche à grands pas, seize investisseurs représentant 1,9% du capital ont déposé une résolution pour revoir les méthodes du groupe en la matière. Concrètement, ceux-ci demandent une modification des statuts de l'entreprise, afin d'organiser un vote tous les trois ans sur sa stratégie climat, et tous les ans sur l'avancement de sa mise en œuvre.
« Ils veulent plus de transparence. Autrement dit, qu'on leur démontre comment Engie va atteindre les objectifs annoncés, car ils sont eux-mêmes soumis à obligations de reporting et doivent évaluer leurs risques », explique à La Tribune la militante écologiste Lucie Pinson, à la tête de Reclaim Finance.
Mais Engie, qui compte l'Etat français à son capital (23,64%) a d'ores et déjà appelé à voter contre, arguant que « le Conseil d'administration peut de toute façon déjà soumettre ce qu'il souhaite à l'Assemblée générale ». Son président, Jean-Pierre Clamadieu, a d'ailleurs publiquement répondu, en s'engageant à ce que le groupe « fasse un "Say on climate" [afin de faire voter les actionnaires sur la politique climat, ndlr] tous les trois ans ». Surtout, pour couper l'herbe sous le pied des actionnaires mécontents, Engie a présenté en début de semaine des « éclairages additionnels » sur son « cahier climat » publié il y a quelques semaines.
Il y rappelle que le groupe, « déjà désengagé des activités d'exploration-production depuis des années », a « acté sa sortie mondiale du charbon en 2027 » et a été certifié SBTi (Science Based Target Initiative), un organisme qui garantit les trajectoires climat des entreprises. Mais aussi que sur la période 2023-2025, 75% de ses investissements de croissance seront « alignés avec la taxonomie européenne », cette liste des activités durables validée par Bruxelles. Enfin, l'on peut y lire que l' « électricité renouvelable (éolien, hydraulique et solaire) se développera très largement pour atteindre environ 65% de la production en 2030 », et que l'entreprise « investira environ 10% de ses CAPEX de développement entre 2023 et 2025 dans les batteries et les gaz verts ».
Le gaz répond à une « mission de service public », justifie Engie
Mais ce plan reste « incomplet », estime Lucie Pinson.
« Les 16 actionnaires ont mis le doigt sur ce qui fâche : le manque de granularité des plans climat d'Engie, actif par actif », souligne-t-elle.
Il faut dire qu'en réalité, aucun calendrier de désengagement du gaz fossile n'est connu à ce jour. Et pour cause, Engie ne compte pas se séparer de la plupart de ses actifs dans le secteur (notamment les centrales électriques), mais plutôt en convertir une partie au « gaz vert ». Seulement voilà : « Aujourd'hui, l'entreprise compte 50 gigawatts (GW) de ces centrales en opération, et l'objectif est d'en convertir 15% seulement d'ici à 2030. Après cette date, c'est le grand flou », note Lucie Pinson. Pour la suite, « tout va dépendre de la vitesse de développement des technologies alternatives, comme le biométhane et l'hydrogène vert », répond Julia Maris, la directive RSE du groupe. Or, admet-elle, « il y a beaucoup d'incertitudes sur leur mise à l'échelle ».
Pour l'heure, les réponses apportées par Engie concernent donc surtout le court terme. C'est d'ailleurs la stratégie imminente de l'entreprise, d'ici à 2030, qui l'empêche de prétendre à une trajectoire respectant +1,5 °C d'augmentation des températures. Car cela « imposerait une vente d'actifs » incompatible avec la « résilience des systèmes énergétiques », justifie-t-on dans l'entreprise, alors que le monde a soif de gaz fossile.
« La vraie solution pour respecter les +1,5°C, ce serait de ne plus avoir certains actifs gaziers dans notre portefeuille à court terme. [...] Mais les garder, c'est un enjeu de mission de service public, alors qu'ils restent extrêmement importants pour les process industriels et la fourniture d'électricité », défend Julia Maris.
Contrats de long terme dans le gaz de schiste américain
Toujours en lien avec la « sécurité d'approvisionnement », mise à mal en Europe par la chute des livraisons d'hydrocarbures par la Russie, Engie a d'ailleurs sécurisé en 2022 deux contrats d'importation de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance des Etats-Unis. Jusqu'en 2041, le géant tricolore va notamment acheter 1,75 million de tonnes par an de ce GNL, issu d'un procédé de fracturation hydraulique interdit en France, à l'américain NextDecade.
« Il a fallu trouver des solutions dans un univers très contraint. [...] Si on n'avait pas lié des contrats à long terme, il est sûr que d'autres les auraient pris, étant donné la situation de très forte concurrence pour ces volumes », affirme Julia Maris.
Mais alors même que ce gaz de schiste américain devrait émettre 10% de plus de CO2 que le gaz livré par la Russie, cette stratégie reste « cohérente » avec la trajectoire de décarbonation du groupe, assure-t-on en interne. « C'est absorbable. L'enjeu, c'est d'être plus performant sur d'autres aspects de notre mix énergétique », assure Julia Maris. En accélérant sur le biométhane et les énergies renouvelables, notamment, grâce à un doublement des investissements entre 2023 et 2025, promet le groupe.
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