Fusion nucléaire : cinq questions sur la percée majeure annoncée par les États-Unis

C’est une première dans l’histoire : les États-Unis ont fait savoir mardi qu'un laboratoire californien avait réussi à produire plus d’énergie pendant une réaction de fusion nucléaire qu’il n’en avait été nécessaire pour initier le processus, du moins au niveau du combustible. De quoi révolutionner la production d'énergie sur Terre, en fournissant une énergie décarbonée en abondance ? La Tribune fait le point.
Marine Godelier
« Cette étape constitue un pas important vers la possibilité d'une énergie de fusion abondante et décarbonée », s’est félicité mardi la secrétaire à l'Énergie des États-Unis, Jennifer Granholm, lors de la conférence de presse du ministère américain de l'Énergie, à Washington ce mardi 13 décembre, pour annoncer que les scientifiques du Lawrence Livermore National Laboratory (LLNL) avaient fait une percée dans le domaine de l'énergie de fusion.
« Cette étape constitue un pas important vers la possibilité d'une énergie de fusion abondante et décarbonée », s’est félicité mardi la secrétaire à l'Énergie des États-Unis, Jennifer Granholm, lors de la conférence de presse du ministère américain de l'Énergie, à Washington ce mardi 13 décembre, pour annoncer que les scientifiques du Lawrence Livermore National Laboratory (LLNL) avaient fait une percée dans le domaine de l'énergie de fusion. (Crédits : Reuters)

La fusion nucléaire, l'énergie du Soleil et des autres étoiles, pourra-t-elle un jour générer d'immenses quantités d'électricité décarbonée ? Dans la course mondiale vers cette solution miracle, les Etats-Unis viennent en tout cas de réaliser une percée majeure.

C'est même « l'une des découvertes scientifiques les plus importantes du vingt-et-unième siècle », a estimé mardi la secrétaire américaine à l'Energie, Jennifer Granholm.

Et pour cause, le Laboratoire national Lawrence Livermore (LLNL), situé en Californie, est parvenu pour la première fois dans l'histoire à produire plus d'énergie au niveau du combustible qu'il n'en a été nécessaire pour initier l'expérimentation. En quelque soixante-dix années de recherche, jamais ce seuil fatidique n'avait été franchi, malgré les milliards d'euros investis dans le secteur. Comment les scientifiques y sont-ils parvenus ? Cela signifie-t-il que des réacteurs à fusion pourront bientôt voir le jour ? Ce résultat impressionnant rend-il d'autres projets obsolètes, notamment le gigantesque programme international ITER, en construction dans les Bouches-du-Rhône ? Pour y voir plus clair, La Tribune fait le point.

Qu'est-ce que la fusion nucléaire, et pourquoi est-ce si important ?

Si la nouvelle a fait l'effet d'une bombe, c'est parce que la fusion nucléaire suscite d'immenses espoirs dans le monde entier. Et pour cause, si l'homme savait la contrôler, cette source d'énergie cocherait toutes les cases : l'électricité qu'elle pourrait délivrer serait quasi illimitée, décarbonée, sûre, et ne produirait quasiment aucun déchet radioactif. A l'heure où l'humanité tente de trouver une solution au dérèglement climatique en cours, l'idée a de quoi séduire.

Ainsi, contrairement aux réacteurs nucléaires classiques, il ne s'agirait pas de casser des noyaux d'atomes lourds en les bombardant de neutrons. Mais plutôt de faire l'inverse, en fusionnant deux noyaux atomiques de manière à former un noyau plus lourd. Cette réaction en chaîne génèrerait des quantités massives d'énergie sous forme de chaleur, laquelle pourrait être convertie en électrons grâce à une turbine.

Depuis des décennies, les scientifiques essaient donc de créer les conditions d'un tel processus sur Terre. Et ce, en utilisant principalement deux isotopes de l'hydrogène : le deutérium et le tritium. C'est d'ailleurs ce qu'il se passe dans les étoiles, dont le Soleil : grâce aux conditions de chaleur et de pression extrêmes qui y règnent, les atomes d'hydrogène fusionnent pour former de l'hélium, produisant au passage une immense quantité d'énergie.

A quoi les Etats-Unis sont-ils parvenus ?

Engendrer une réaction de fusion n'est pas si compliqué : depuis les années 1930, de nombreux scientifiques y sont parvenus. Là où le bât blesse, c'est que, jusqu'alors, l'énergie dépensée pour démarrer ladite réaction restait bien supérieure à celle obtenue grâce à l'opération. Inutile, dans ces conditions, d'imaginer en tirer parti pour générer de l'électricité, puisque les pertes surpassaient toujours les gains.

Or, pour la première fois dans l'histoire, la National Ignition Facility (NIF) du LLNL a franchi ce seuil fatidique de rentabilité, appelé « breakeven » : « ils ont réussi, au niveau du combustible, à produire plus d'énergie par la fusion que celle injectée », explique Greg de Temmerman, directeur général du think tank Zenon et spécialiste de la fusion nucléaire.

Dans le détail, les chercheurs mesurent la sortie de fusion en « Q », c'est-à-dire le rapport entre la puissance produite et la puissance nécessaire pour maintenir le plasma en fusion. Alors que le record précédent s'établissait à Q = 0,7, le laboratoire américain a atteint un seuil d'1,5 ! Autrement dit, la réaction en chaîne qu'il a engendré a fourni 1,5 fois plus d'énergie que celle inoculée pour amorcer la fusion, soit 3 mégajoules (MJ) produits, contre 2 MJ injectés.

« C'est un résultat assez superbe [...] Cela fait soixante-dix ans qu'on court après ça ! », glisse Greg de Temmerman.

Comment ont-ils procédé ?

Pour y parvenir, le laboratoire a utilisé une technique dite de « confinement inertiel », en bombardant une minuscule pastille de plasma d'hydrogène à l'aide de lasers ultra-puissants.

 « Concrètement, 192 lasers tapent sur 1 ou 2 millimètres de combustible de deutérium et de tritium, congelés à -250 degrés Celsius et placés dans un petit cylindre métallique. Sous la chaleur, ce dernier implose et génère des rayons X, ce qui chauffe le combustible et engendre la réaction de fusion », précise Greg de Temmerman.

L'idée est ainsi de créer des impulsions extrêmement courtes (de l'ordre de milliardièmes de seconde), avec des densités énormes. « Ce qui revient à comprimer la matière extrêmement fort. Et l'implosion que cela entraîne dure très peu de temps », ajoute Greg de Temmerman. L'énergie libérée provient alors non pas d'un plasma fusionnant de façon continue, mais de la fusion des microcapsules de combustible, répétée de façon cyclique, selon un principe analogue à celui du moteur à explosion.

Cette méthode diffère donc totalement de celle du confinement magnétique, aujourd'hui bien plus répandue pour les réacteurs expérimentaux - comme le projet international ITER en construction à Cadarache (Bouches-du-Rhône). En effet, la fusion magnétique consiste à utiliser de gros aimants dans une vaste enceinte, afin de confiner des noyaux chauffés à plusieurs millions de degrés, alors sous forme de plasma. Dans cette configuration, la réaction a donc lieu à très hautes températures, dans des temps de confinement relativement longs et avec une densité assez faible du plasma. Schématiquement, quand la fusion magnétique cherche à créer la réaction en chauffant les atomes, la fusion par inertie, à l'instar du NIF, les comprime pour obtenir de mini explosions nucléaires.

S'approche-t-on de la mise en service de réacteurs à fusion nucléaire ?

Cet événement ne signifie pas pour autant que l'humanité pourra compter sur cette source d'énergie à temps pour se sortir de la crise climatique à laquelle elle se trouve confrontée. « Cela prendra probablement des décennies avant d'être en mesure de construire une centrale électrique sur ce principe. Pas six décennies, peut-être pas cinq non plus, mais probablement quelques-unes », a ainsi clarifié mardi l'une des scientifiques en charge du projet, lors de la conférence de presse du Département américain de l'énergie.

Et pour cause, mettre au point un réacteur sur le concept de la fusion inertielle n'est « pas simple », affirme Greg de Temmerman. Un doux euphémisme, puisqu'il faudra s'assurer que tous les lasers tapent au bon moment et au bon endroit, au micron près, sur la minuscule bille de combustible, et ce au moins vingt fois par seconde. Or, « dans une centrale, il y aura toujours un grain de poussière qui rendra l'opération impossible », souligne Greg de Temmerman. D'autant que les lasers utilisés par la NIF « ne sont pas faits pour tirer longtemps, dans des conditions industrielles », ajoute le chercheur.

Par ailleurs, un autre paramètre important doit être pris en compte : la NIF est certes parvenue à produire 1,5 fois plus d'énergie par la fusion que celle injectée par les seuls lasers sur le combustible, mais le fameux seuil de rentabilité reste loin de couvrir la consommation totale de l'installation, d'environ 300 mégajoules. « Pour compenser toute l'énergie utilisée de A à Z dans le processus, il faudrait un facteur Q de 50 à 100, et non de 1,5 », note Greg de Temmerman.

« Ce sera possible avec un système de lasers à grande échelle, afin d'atteindre des centaines de mégajoules de rendement. Mais on en est très éloignés », précise-t-on au laboratoire américain.

A cet égard, le passage de l'expérimentation à la mise en route d'un réacteur serait « plus facile à partir de la technologie de confinement magnétique », a reconnu mardi la scientifiques du LLNL en question. « Celle-ci fonctionne à basse intensité, et pendant longtemps. Une fois que le breakeven est atteint, on peut contrôler un peu plus aisément les choses », abonde Greg de Temmerman. A l'inverse, la NIF n'a pas été conçu comme un prototype pour une centrale électrique, puisque c'est avant tout une installation d'essai militaire.

Qu'est-ce que cette avancée va changer ?

Pour autant, la nouvelle reste historique. « Cela montre qu'atteindre le seuil de rentabilité dans la fusion est possible, au-delà de la théorie », explique Greg de Temmerman. « Valider cette étape était nécessaire pour passer à l'étape suivante », insiste-t-on au LLNL. Y compris dans la recherche de la fusion par confinement magnétique, que cette avancée scientifique ne rend de toute façon pas obsolète.

Et pour cause, la prouesse du NIF promet de stimuler l'intérêt pour la fusion, et par là-même de renforcer le soutien aux grands projets expérimentaux, en premier lieu ITER (qui vient par ailleurs d'annoncer un nouveau retard). Mais également de doper l'investissement dans les initiatives privées, alors que de nombreuses entreprises se sont lancées dans la course à la fusion à travers le monde. L'Association de l'industrie de la fusion (FIA) recense ainsi une trentaine d'entreprises privées dans le domaine, dont les deux-tiers aux Etats-Unis.

« Il faut capitaliser sur ce moment. [...] Demain, nous continuerons à travailler pour un avenir alimenté par cette source d'énergie. [...] L'intérêt des étudiants pour ce domaine n'a jamais été aussi élevé », a ainsi défendu mardi la secrétaire américaine à l'Énergie, Jennifer Granholm.

En marge de son vaste volet de subventions décennales aux énergies renouvelables, la loi Inflation Reduction Act (IRA) votée en août prévoit d'ailleurs d'affecter quelque 280 millions de dollars à la recherche sur la fusion. Une chose est sûre : si le chemin est encore long, cette avancée scientifique majeure promet d'offrir un nouveau souffle à ce secteur d'avenir, aux Etats-Unis comme ailleurs.

Marine Godelier

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Commentaires 5
à écrit le 14/12/2022 à 13:10
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c est l arret de mort de la filiere nucleaire traditionelle, Bonne chance a Bruno Lemaire et EDF

à écrit le 14/12/2022 à 7:36
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Au regard des illégitimes hausses des prix carburants + autoroutes, les Français intelligents savent très bien s'organiser ... c'est à dire réduire drastiquement leurs déplacements de confort, abandonner les vacances à plus de 2 heures de route sur r...

à écrit le 14/12/2022 à 7:21
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Les médias de masse sont ce qu'ils sont. Ils pourraient effectivement être différents mais alors ce ne serait pas pareils. Quant à l'énergie qui pourrait être économisée, cela n'est pas évident car nombreux ont des capteurs solaires dans leur rédacti...

à écrit le 14/12/2022 à 7:12
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Tiens, on entend pas les bien-pensants crier au complotisme? Panier de crabes un jour, panier de crabes toujours, ainsi navigue le monde des politiques et technocrates

à écrit le 13/12/2022 à 19:53
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"il faudrait un facteur de 50 à 100" tout à fait, y a donc encore de la marge avant d'y arriver. Cette énergie, le taux 1,5 qui produit plus que la dépense (si on ne compte pas large), on la transforme comment en électricité et avec quel rendement ?...

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