C'est une position ferme, qui déplaira aux partisans d'une réforme profonde du marché européen de l'électricité, et à ceux n'ayant jamais vraiment digéré sa libéralisation en 1996. En premier lieu le gouvernement français, alors que le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, avait qualifié à l'automne dernier ce système d'« aberrant » face à l'envolée des cours de l'énergie, et fermement rejeté l'utilisation du gaz comme facteur de fixation des prix à l'échelle des Vingt-Sept.
Car l'Agence européenne de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) défend, sans surprise, une autre ligne : dans un rapport très attendu qui lui avait été commandé l'an dernier par l'exécutif bruxellois, elle insiste au contraire sur les bienfaits de ce marché face à la crise énergétique. Et affirme, à contre-courant du gouvernement français, que celui-ci a plutôt contribué à en atténuer l'impact. Par exemple, en permettant à l'Hexagone, touché par un manque historique de production nucléaire, d'importer davantage d'électricité.
Et pour cause, en France, le 4 avril dernier, les prix spot [établis sur le marché de l'électricité par les bourses le jour J pour le lendemain] ont crevé le plafond pour atteindre jusqu'à 3.000 euros le mégawattheure (MWh) contre près de dix fois moins dans les pays limitrophes ! Incapable d'assurer sa propre alimentation à cause d'un manque de disponibilité des centrales, l'Hexagone n'a ainsi eu d'autre choix que d'importer massivement, depuis l'Allemagne et l'Angleterre notamment. Un événement exceptionnel mais qui témoigne, selon l'ACER, de la nécessité pour les Etats membres de disposer d'un marché intégré et interconnecté.
Vente au coût marginal
Et pourtant, le marché européen de l'électricité fonctionne de telle manière qu'en règle générale, tous les pays du Vieux continent subissent peu ou prou les mêmes variations de prix, quel que soit leur mix national. En effet, son principe est celui de la vente au coût marginal, c'est-à-dire que les prix au MWh dépendent du coût nécessaire à la mise en route de la toute dernière centrale appelée afin de répondre à la demande dans chaque Etat membre, notamment aux heures de pointe. Or, il s'agit généralement d'une centrale au gaz fossile ou au charbon, à laquelle les prix de l'électricité dans l'UE s'indexeront en partie, peu importe leur origine.
« Cela tient à la nature physique de l'électricité. On ne peut pas la stocker et, d'une heure à l'autre, son prix peut varier énormément. D'où la construction de ce marché, qui doit permettre d'assurer des ajustements en fonction de l'offre et de la demande à chaque instant », souligne à La Tribune un connaisseur du secteur.
Un ordre de préséance économique qui explique l'incompréhension de certains, puisque c'est donc, entre autres, la flambée du prix des hydrocarbures appelés en dernier recours qui tire à la hausse l'ensemble des prix de l'électricité sur le continent. Y compris en France, où ce sont pourtant l'atome et l'hydraulique, et non les combustibles fossiles, qui assurent l'essentiel de l'approvisionnement.
Néanmoins, ce mécanisme n'est pas absolu : un manque de marges en période de pointe, comme cela a été le cas dans l'Hexagone début avril, peut toujours faire exploser les prix spot dans certains territoires. En effet, les capacités d'interconnexions entre pays sont techniquement limitées à 12 GW environ, même si les gestionnaires de réseau européens travaillent pour augmenter ce chiffre.
« Contrairement aux croyances, au sein de l'UE il n'y a pas qu'un
seul marché, mais un marché par Etat membre. Ainsi, quand on établit les prévisions pour le lendemain, on définit les échanges optimaux entre les pays, compte tenu des capacités d'interconnexion entre les réseaux. Si les échanges restent en-dessous des 12 GW, les prix s'équilibrent : on retrouve le même des deux côtés de la frontière. Mais si on les dépasse car on demande beaucoup d'électricité au voisin à cause d'un manque de production, un découplage des marchés s'opère », explique un ancien haut dirigeant d'EDF.
Un interventionnisme regardé d'un mauvais oeil
En chantre de la libéralisation du marché, l'ACER met ainsi en garde contre les mesures gouvernementales visant à faire baisser les prix de l'énergie, alors même qu'ils atteignent aujourd'hui des sommets. Et considère dans son rapport que « plus l'approche est interventionniste, plus le potentiel de distorsion du marché est élevé ».
Une telle approche pourrait en effet « freiner les investissements du secteur privé » dans les technologies innovantes à faible émission de carbone, nécessaires à la transition énergétique, font valoir les régulateurs.
« En ce qui concerne la situation d'urgence actuelle en Europe, l'ACER n'est pas convaincue que le plafonnement des prix de l'électricité résoudra les problèmes à court terme. Au contraire, il risque de les exacerber », a ainsi averti Christian Zinglersen, directeur de l'ACER, en faisant référence aux mesures récemment adoptées en Espagne et au Portugal.
En effet, les deux pays de la péninsule ibérique sont parvenus mardi à un accord avec la Commission européenne pour faire baisser le prix de l'électricité, en vertu d'un régime dérogatoire leur permettant de le dissocier de celui du gaz. Il permettra de plafonner dans un premier temps à 40 euros par MWh le prix du gaz utilisé dans la production d'électricité, avec un objectif moyen de 50 euros sur les 12 prochains mois.
Plus d'interconnexions pour assurer la flexibilité
Si l'ACER s'oppose à ce genre d'initiative, elle estime cependant que des améliorations à plus long terme du marché pourraient s'avérer nécessaires, afin qu'il soutienne réellement le développement des énergies renouvelables. Et ce, en mettant en place des régimes de soutien et de contrats d'achat d'électricité par les entreprises, par exemple.
Mais pas question pour les régulateurs de revenir sur le modèle intégré du marché européen, qui devrait à l'inverse être renforcé. Et pour cause, un autre objectif clé de l'ACER est d'assurer une plus grande flexibilité du système électrique à mesure que des énergies renouvelables plus intermittentes, comme l'éolien et le solaire, sont ajoutées au mix électrique. Ce qui nécessite d'améliorer les interconnexions entre pays, afin d'alimenter, par exemple, ceux qui pourraient temporairement souffrir d'un manque de production éolienne pour cause d'absence de vent.
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