Alors que l'offensive de Vladimir Poutine en Ukraine a mis au jour la dépendance extrême de l'Europe aux hydrocarbures russe, les Vingt-Sept s'interrogent plus que jamais sur leurs choix en matière énergétique. Et pour cause, malgré la multiplication des sanctions occidentales contre Moscou, le gaz continue de couler à flot vers le Vieux continent, forcé d'admettre qu'il se trouve pris au piège.
Dans ces conditions, tous les scénarios semblent désormais possible. Même l'Allemagne, qui a choisi de sortir de l'atome en 2011, a évoqué il y a quelques jours la possibilité de maintenir en service ses dernières centrales nucléaires afin de réduire son exposition aux combustibles russes...avant de balayer l'idée, et d'accroître son extraction de charbon. Quant à la Belgique, elle s'est ravisée jeudi sur son calendrier ambitieux de sortie du nucléaire, et a acté une prolongation possible de deux de ses sept réacteurs jusqu'en 2035, contre 2025 jusqu'ici.
Autant d'éléments qui montrent qu'une « vaste relance » de cette source d'énergie, qui émet peu de gaz à effet de serre mais divise politiquement, est désormais nécessaire, affirme le Cercle d'Étude Réalités Écologiques et Mix Énergétique (Cérémé). Pour le prouver, ce think tank de promotion de l'atome civil en France a ainsi fait appel au cabinet de conseil Roland Berger, qui a élaboré un « scénario alternatif » de construction de pas moins de 24 nouveaux réacteurs EPR sur le sol de l'Hexagone d'ici à 2050, pour atteindre 80% de nucléaire dans le mix électrique à cette date.
Déplafonner la construction de nouveau nucléaire
Soit beaucoup plus que dans le programme dévoilé par Emmanuel Macron à Belfort, le 10 février dernier (mais moins que les recommandations de certains experts). Le chef de l'Etat, désormais officiellement candidat, avait en effet annoncé son intention de commander six nouveaux EPR au groupe EDF, plus huit en option posés sur un plus long terme. Soit une trajectoire collant peu ou prou au scénario le plus nucléarisé publié par le gestionnaire du réseau national de transport d'électricité RTE dans son étude prospective « Futurs énergétiques 2050 » d'octobre 2021, dans laquelle l'atome ne dépasserait dans tous les cas pas 50% du mix électrique d'ici à la moitié du siècle, avec maximum 14 EPR.
Une « lacune » selon le Cérémé, qui n'est pas tendre avec les énergies renouvelables intermittentes (éolien et solaire) et regrette que le « débat public » ne soit « biaisé par les a priori politiques ».
« Le rapport de RTE 2050 n'a retenu que des scénarios plafonnant la part de l'électricité nucléaire à 50% du mix alors même que la comparaison de ses six scénarios [dont trois sans nouveau réacteur, ndlr] démontrait la supériorité, sur tous les critères, du scénario comportant le plus de nucléaire », fait valoir son président, Xavier Moreno.
Concrètement, dans la trajectoire alternative proposée par le Cérémé, 591 milliards d'euros d'investissements cumulés devraient être mobilisés d'ici à la moitié du siècle, soit 154 milliards de moins que le scénario le plus nucléarisé de RTE (745 milliards) et 312 milliards de moins que le scénario présenté par Emmanuel Macron, affirme le think tank. « Ce qui est rationnel économiquement, c'est donc d'abord de garder ce que l'on a, c'est-à-dire maintenir le parc actuel en termes de capacités lorsque c'est possible. Puis de lancer un nouveau programme nucléaire sur la base de l'architecture EPR2, qui est un produit avancé, pour suivre la croissance de la demande attendue », commente Emmanuel Fages, associé chez Roland Berger.
Le poids des importations
D'autant qu'en plus de l'argument économique, un scénario avec peu voire pas de nouveau nucléaire menacerait la sécurité d'approvisionnement de la France, si l'on en croit cette étude. Car l'intermittence de l'éolien et du solaire photovoltaïque, dont le facteur de charge reste faible et la production non pilotable, nécessite d'ajuster l'offre à la demande en période « creuse ». Et ce, par l'importation d'électricité depuis les pays voisins, afin d'équilibrer le réseau y compris en heure de pointe, notamment si la météo est défavorable. RTE mise ainsi sur une forte hausse des capacités d'interconnexion en Europe (autrement dit, la puissance des câbles qui relient les pays entre eux), puisqu'elles devraient passer de 15 GW aujourd'hui à 39 GW en 2050.
« Mais compter largement sur le vent et le soleil nous rend, par là-même, dépendants des pays tiers en termes de décarbonation, puisque l'on ne maîtrise pas le contenu en termes d'émissions de gaz à effet de serre de ces importations », précise Emmanuel Fages.
Par ailleurs, les scénarios de RTE, et notamment ceux qui tendent vers beaucoup de renouvelables, reposent en partie sur le déploiement de l'hydrogène décarboné (produit à partir d'électricité elle-même bas carbone), afin d'apporter de la flexibilité au système. « Or cela demanderait d'accroître énormément les capacités, à un niveau qu'il serait très difficile d'atteindre sans beaucoup de nucléaire ! », fait valoir l'analyste. Notamment si la France entend réindustrialiser son économie, puisqu'un tel programme exigerait de revoir la demande de courant largement à la hausse. Ainsi, alors que RTE prévoit une consommation de 755 TWh par an d'ici à 2050 en cas de réindustrialisation profonde, contre 475 aujourd'hui, le Cérémé va plus loin, en tablant sur près de 850 TWh consommés dans l'Hexagone d'ici à la moitié du siècle.
Un pari industriel immense
Il n'empêche qu'au-delà de la volonté politique, la faisabilité industrielle d'un tel projet reste à démontrer. De fait, il s'agirait de lancer une première tranche d'EPR en 2035, puis d'en raccorder pas moins de deux par ans dès 2040, à l'heure où le seul en construction en France, à Flamanville (Manche), accumule les déboires, a vu sa facture presque quadrupler et essuie un retard de plus de dix ans. Le pari est d'autant plus risqué qu'EDF, qui n'a pas mis de nouveau réacteur en service depuis près de vingt ans, traverse de lourdes difficultés financières, et que sa récente recapitalisation par l'Etat pourrait ne pas suffire à redresser la barre.
« EDF a tiré les leçons des problèmes rencontrés à Flamanville. La question, c'est de savoir si cela suffira. Mais le nombre d'EPR2 à construire ne doit pas forcément être décidé maintenant, et dépendra d'ailleurs probablement de la réussite ou non du chantier des prochains réacteurs prévus par Emmanuel Macron, qui ne devraient pas sortir de terre avant 2035 [sous réserve, entre autres, de sa réélection, ndlr] », souligne Emmanuel Fages.
Si l'on en croit le syndicat professionnel de l'industrie nucléaire française (GIFEN), la filière pourrait en tout cas « aller bien au-delà de 14 EPR, grâce à un effet de série qui faciliterait le processus », fait valoir sa présidente, Cécile Arbouille, à La Tribune. Mais encore faut-il qu'elle sache mobiliser les compétences nécessaires, dans l'ingénierie comme dans la soudure, à l'heure où le nucléaire pâtit d'un manque d'attractivité.
Il faut cependant garder en tête que cette filière représente toujours près de 200.000 emplois en France, alors que celles de l'éolien et du photovoltaïque restent balbutiantes sur le territoire. « Si l'on décidait de basculer vers le 100% renouvelables, il faudrait parvenir à faire émerger une importante et solide industrie solaire et éolienne dans l'Hexagone, ce qui sera très compliqué en dehors du cas particulier de l'éolien en mer. Car ce scénario impliquerait des destructions d'emplois massives dans l'industrie nucléaire et donc un très fort risque de rejet social en l'absence d'alternatives attractives pour les personnes concernées », signale Pierre Paturel, analyste chez Xerfi et auteur d'une récente étude sur la filière nucléaire française.
Ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier
Finalement, conclut Emmanuel Fages, en partie à rebours du modèle proposé par le Cérémé qui demande lui la suspension des autorisations de nouveaux projets éoliens, « pour être bonne, la politique énergétique devra être diversifiée. Dans le scénario que nous avons testé, il n'y a pas que du nucléaire - il y en a surtout plus que dans les autres scénarios étudiés aujourd'hui ».
« Nous avons, historiquement, mis pas mal nos œufs dans le même panier, en faisant une sorte de mono-choix du nucléaire. Pendant des années cela a été payant. Mais on va peut-être en souffrir, si le problème de corrosion sous contrainte dans le circuit d'injection de sécurité récemment identifié dans plusieurs des réacteurs d'EDF s'avère affecter une plus grande partie du parc », glisse-t-il.
En l'état, une chose est sûre : quel que soit le mix choisi, les défis promettent d'être immenses et les paris nombreux, avant que la France ne puisse espérer combiner neutralité carbone, indépendance énergétique et préservation du pouvoir d'achat des consommateurs.
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