Pour faire face à la flambée générale des prix de l'énergie, le Premier ministre, Jean Castex, a annoncé jeudi soir un « bouclier tarifaire » qui consiste à bloquer le tarif réglementé du gaz jusqu'au printemps. Concrètement, son niveau n'évoluera plus jusqu'à une chute des cours mondiaux attendue en mars ou avril. L'annonce intervient alors que les prix réglementés, qui ont déjà bondi de 57% depuis le début de l'année, devraient augmenter à nouveau de 10% en novembre, puis de 20 % en décembre et « peut-être encore au début 2022 ».
Mais ce gel signifie-t-il que les ménages français seront à l'abri de la hausse des prix du gaz, qui secoue actuellement le monde entier ? Pas vraiment, puisque la facture devra être payée, à un moment ou un autre. D'autant que tous les foyers français ne seront pas touchés par la mesure, loin de là. Explications.
Qu'est-ce que le tarif réglementé du gaz, et que signifie son blocage ?
Si tout le monde ne sera pas directement concerné, c'est parce qu'une partie seulement des Français sont soumis au tarif réglementé de vente que le gouvernement souhaite geler. Pour le gaz, c'est même moins de 30% des foyers qui bénéficient de cette offre déterminée chaque mois par les pouvoirs publics : les clients du fournisseur historique Engie (ex-GDF), dont l'État est l'actionnaire principal (23,64% du capital). Tous les autres opérateurs (Total Direct Energies, Alterna, ENI, etc), appelés « alternatifs », fixent eux-mêmes leurs grilles tarifaires - soit en fonction du marché, soit en fonction de ce TRV, selon les conditions générales de ventes de chacun. Par exemple, alors que Total Energies définit son prix en fonction du tarif réglementé, celui d'EkWateur est indexé au marché.
Cela signifie-t-il que les clients d'ekWateur, par exemple, seront perdants, puisque l'Etat ne compte agir que sur le TRV ? C'est en fait plus complexe que cela : si les tarifs de certains fournisseurs alternatifs non liés au TRV augmenteront bien en même temps que la hausse du prix du gaz, le TRV ne sera pas indéfiniment gelé. Après la fin du blocage en avril, les clients devront en quelque sorte « rembourser » le manque à gagner, afin que les opérateurs récupèrent les sommes qu'ils auront payées en plus pendant l'hiver sans pouvoir les facturer aux consommateurs. En fait, plus qu'un blocage, il s'agit d'un lissage : les fluctuations du prix du gaz, qui atteint actuellement des sommets, seront aplanies sur toute l'année, de manière à protéger les consommateurs du choc conjoncturel.
« C'est une simple histoire de creux et de bosses. Sans bouclier tarifaire, les prix auraient continué à monter, puis se seraient stabilisés avant de redescendre. Là, on va plutôt rester sous un certain prix, avant de ré-absorber la bosse au moment du creux. Il faudra bien payer à un moment », explique Emmanuel Autier, Associé « Énergie » au cabinet de conseil BearingPoint.
Ce n'est pas un mécanisme « révolutionnaire », explique Julien Tchernia, président et cofondateur d'ekWateur. C'est en fait ce que beaucoup de fournisseurs alternatifs proposent depuis longtemps. C'est-à-dire un « prix fixe » décidé sur un an ou plus, ajusté à la fin de la période définie selon les évolutions du prix.
Que se passera-t-il en avril ?
Même si le « bouclier tarifaire » devra être compensé, cela ne se traduira pas par une explosion de la facture pour les ménages après avril, avance le gouvernement. Pour cause, une chute des cours mondiaux est attendue au printemps, ce qui permettrait d'arriver à un prix moyen sur l'année raisonnable pour le consommateur. Et ce pour plusieurs raisons : d'abord, le boost lié à la reprise de l'activité post-Covid, qui a fait gonfler les tarifs en augmentant la demande, devrait « revenir à une activité pérenne », explique Emmanuel Autier. L'autre facteur est plus structurel : avec la sortie de l'hiver, les besoins vont diminuer et les prix du gaz devraient baisser rapidement.
« La chute sera plus lente car nous répercuterons la hausse d'aujourd'hui sur la moindre chute d'après », a ainsi précisé Jean Castex.
Un « pari très risqué », estime Julien Tchernia. « Cette année, on a vu que le prix a continué d'augmenter après l'hiver. Et c'est un marché imprévisible, qui dépend énormément d'enjeux géopolitiques et assez peu du gouvernement français », fait-il valoir. Si la baisse ne va pas assez vite, le gouvernement prévoit de « rajouter de la fiscalité le cas échéant ».
Pour une partie de l'opposition, des syndicats et des associations, la facture que les consommateurs devront payer à partir du printemps sera salée. « Le bouclier, c'est un tour de passe-passe, on le remboursera à partir du mois d'avril », a ainsi fustigé sur France 2 Yves Veyrier, secrétaire général de France Ouvrière. Jusqu'à accuser le gouvernement de manipulation électoraliste : « On diffère la facture pour les consommateurs, la douloureuse c'est pour plus tard, après l'échéance électorale. Cela ne trompe personne », a réagi Alain Bazot, président de l'UFC-Que Choisir.
« [Avril] c'est-à-dire jusqu'aux présidentielles. Les augmentations, ça sera pour après », a ironisé sur Twitter Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains au Sénat.
Des accusations infondées, selon Emmanuel Autier. « Je pense qu'ils auraient fait la même chose hors année électorale. L'activité économique ne va pas continuer de flamber, et les prix devraient baisser rapidement », avance-t-il.
Pourquoi les fournisseurs s'inquiètent-ils des conséquences de la mesure ?
Plusieurs fournisseurs alternatifs craignent de devoir supporter financièrement l'effort annoncé par le gouvernement, puisqu'ils se trouvent « en concurrence » par rapport aux tarifs réglementés. Ceux qui indexent leurs tarifs au prix du marché n'auront d'autre choix que d'augmenter les prix pour faire face à la hausse du coût du gaz. C'est en tout cas ce qu'a affirmé vendredi sur BFM Business Naïma Idir, présidente de l'Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE), qui regroupe les fournisseurs de 91% de clients ayant choisi un opérateur alternatif.
« Soit l'Etat décide de compenser tous les fournisseurs, [soit] ça aura un coût. [...] Si on bloque les tarifs de vente réglementés, on fausse la concurrence, puisque les coûts sont réels pour l'ensemble des fournisseurs et nous, on ne pourra plus concurrencer ces tarifs », a-t-elle dénoncé.
Pour le président d'ekWateur, cela risque même de « pousser les gens dans les bras de l'opérateur historique ». « On va perdre en compétitivité pendant quelques mois, avant que la bosse ne baisse », précise-t-il. Hier soir, Jean Castex a promis « d'accompagner » les distributeurs d'énergie. Selon son cabinet, la baisse prévue au printemps devrait permettre d' « équilibrer leur situation », puisqu'ils pourront proposer des tarifs moins élevés que ceux d'Engie. D'autant que la plupart d'entre eux, dont ekWateur, proposent des prix fixes, donc ne répercutent pas la hausse actuelle sur le tarif mensuel à leurs clients.
Enfin, pour Engie, qui a obligation de proposer les TRV, la situation n'est pas non plus idéale. « Il y a un sujet de trésorerie », a indiqué Matignon. Car l'entreprise devra assumer de vendre à perte jusqu'au printemps, avant de récupérer le manque à gagner. Mais selon Julien Tchernia, le mécanisme risque in fine de faire perdre de l'argent à l'opérateur historique, qui pourrait ne jamais être totalement remboursé dans le cas où des clients décideraient de partir en avril.
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